A. Le disquaire
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Cara1234
Amanda.
Christa77
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A. Le disquaire
Pour la millième fois, je consulte l'horloge installée au mur, à côté d'une affiche de tournée de Status Quo. Un peu plus de deux heures à tirer. Tiens, je vais trier le rayon "Amérique du Sud". Je l'ai déjà fait la semaine dernière, mais qui sait, un client aura peut-être mélangé un ou deux disques depuis…
Quinze minutes plus tard, je suis à nouveau assis au bord de mon comptoir, mâchant un stylo comme j'aurai tiré sur une clope il y a un peu moins de dix ans. Je prends le journal et le feuillette si distraitement que j'entends parfaitement le flash info de seize heures à la radio que je mets en musique de fond dans le magasin.
"Véritable icône du rock, le chanteur anglais David Bowie s'est éteint dimanche des suites d'un cancer. Il avait 69 ans".
Crack. Mon adolescence prend un coup. Sévère. Pour la sixième fois aujourd'hui. Le premier avec les nouvelles de dix heures, puis toutes les soixante minutes, sauf à 13h, j'étais parti m'acheter des sushis. Je ferme les yeux, comme pour atténuer la violence de la déflagration. Quand je les rouvre, le rayon "Variété française" s'étale en face de moi.
C'est en écoutant David Bowie que Michel Berger et Luc Plamandon ont créé leur Ziggy. Dans "Starmania", on découvrait aussi Daniel Balavoine, disparu il y a trente ans et dont on exhume aujourd'hui la voix aérienne. Et puis, en début d'année, un autre Michel nous a quittés. 2016 pue la mort. Je me souviens qu'à une autre époque, la chanson "Les Divorcés" m'a beaucoup accompagné.
Des visages, des sourires, des mots, des mélodies… des vibrations passionnées et désespérées, surtout. Mes souvenirs se mêlent à ces figures sacrées. Faire revivre la bande de "Chez Laurette" qui pour nous était "Le Café du Rond-Point", recommander des canettes à 16h (allez, c'est presque l'heure de l'apéro!), impressionner à nouveau Cécile avec ma chorégraphie secrète de "Thriller"… Elle a préféré Yann, un guitariste inconsistant qui ânonnait des reprises de "Que Marianne était jolie" au fond d'un canapé foncé dans un salon enfumé. Mais j'avoue, il était brun aux yeux bleus. Mon éclectisme musical ne pouvait rien contre ça.
Les silhouettes de mes amis s'estompent bien vite, car ils se soutiennent pas la précision avec les images de mes idoles. Adolescent, ce n'est que pour eux que je vivais, finalement… Le blouson rouge de Michael Jackson, les coups de gueule de Coluche, les débuts de Goldmann, la séparation de The Police, les mistrals gagnants de Renaud... Les attitudes, les voix, les regards continuent de percer mon cœur. Et les commémorations ne manquent pas: les nombreux hommages télévisés, les plates-formes de téléchargement et Youtube. Qui permet de retrouver des anciennes émissions, passer en boucle la bande-son de l'insouciance. Saint Youtube que tes moutons se sentiraient égarés sans tes suggestions! Je pense aussi à ces gamins, les collégiens… Je me demande combien d'entre eux ont affublé leur mur Facebook d'un sobre "R.I.P. David Bowie" en y joignant le lien d'une chanson après avoir tapé pour la première fois de leur vie "Let's dance" dans la barre de recherche de Youtube. Sans avoir jamais tenu dans leur main le moindre 33 tours.
Cécile me trouverait sûrement aigri. Elle aurait raison. Mais quand je croise, sur le chemin qui me mène au magasin désespérément vide, les flopées d'écouteurs blancs qui éclosent au bord des oreilles même les plus averties, je saigne pour ma profession et ma musique. Je nous revois, avec les potes, passant des après-midis entiers chez le disquaire qui était d'une certaine façon notre Laurette. Il s'appelait Yvan, connaissait tous nos prénoms et ceux de nos conquêtes platoniques ou non, nous accueillait toujours avec un disque qu'il fallait absolument découvrir. Yvan, c'est celui qui a insufflé le rock dans nos veines.
Dans mes pensées, j'ai à peine remarqué le vacillement de la porte, comme si la personne hésitait à rentrer. Le gosse – 12, 14 ans au plus – s'est perdu un moment entre les rayons, un vrai labyrinthe pour les non-initiés. Je l'ai laissé venir à moi.
- Bonjour M'sieur…
- Bonjour.
-Je cherche un disque… Vous avez David Bowie?
Mon cerveau fait un rictus.
- Oui, je dois avoir ça. Vous voulez un disque en particulier?
- Non, pas vraiment… C'est plutôt pour découvrir…
On sent comme une petite honte, à ne s'intéresser à un artiste que quand il est mort. Moi, je suis bien trop fier de mettre son premier David Bowie dans les mains de ce gamin. Avec une pensée fugace pour Cécile, je vais chercher "Let's dance", 1983.
- Vous pouvez commencer par celui-là, puis si ça vous plaît je pourrais vous en montrer d'autres.
- Ça marche!
Je mets le disque dans un sachet, encaisse l'argent et rends la monnaie. Au dernier moment, comme investi d'une mission, je lance au garçon:
-Je vous rajoute un disque de Michel Delpech?
-Ah non, merci M'sieur, ça même mes parents ils écoutent pas!
Quinze minutes plus tard, je suis à nouveau assis au bord de mon comptoir, mâchant un stylo comme j'aurai tiré sur une clope il y a un peu moins de dix ans. Je prends le journal et le feuillette si distraitement que j'entends parfaitement le flash info de seize heures à la radio que je mets en musique de fond dans le magasin.
"Véritable icône du rock, le chanteur anglais David Bowie s'est éteint dimanche des suites d'un cancer. Il avait 69 ans".
Crack. Mon adolescence prend un coup. Sévère. Pour la sixième fois aujourd'hui. Le premier avec les nouvelles de dix heures, puis toutes les soixante minutes, sauf à 13h, j'étais parti m'acheter des sushis. Je ferme les yeux, comme pour atténuer la violence de la déflagration. Quand je les rouvre, le rayon "Variété française" s'étale en face de moi.
C'est en écoutant David Bowie que Michel Berger et Luc Plamandon ont créé leur Ziggy. Dans "Starmania", on découvrait aussi Daniel Balavoine, disparu il y a trente ans et dont on exhume aujourd'hui la voix aérienne. Et puis, en début d'année, un autre Michel nous a quittés. 2016 pue la mort. Je me souviens qu'à une autre époque, la chanson "Les Divorcés" m'a beaucoup accompagné.
Des visages, des sourires, des mots, des mélodies… des vibrations passionnées et désespérées, surtout. Mes souvenirs se mêlent à ces figures sacrées. Faire revivre la bande de "Chez Laurette" qui pour nous était "Le Café du Rond-Point", recommander des canettes à 16h (allez, c'est presque l'heure de l'apéro!), impressionner à nouveau Cécile avec ma chorégraphie secrète de "Thriller"… Elle a préféré Yann, un guitariste inconsistant qui ânonnait des reprises de "Que Marianne était jolie" au fond d'un canapé foncé dans un salon enfumé. Mais j'avoue, il était brun aux yeux bleus. Mon éclectisme musical ne pouvait rien contre ça.
Les silhouettes de mes amis s'estompent bien vite, car ils se soutiennent pas la précision avec les images de mes idoles. Adolescent, ce n'est que pour eux que je vivais, finalement… Le blouson rouge de Michael Jackson, les coups de gueule de Coluche, les débuts de Goldmann, la séparation de The Police, les mistrals gagnants de Renaud... Les attitudes, les voix, les regards continuent de percer mon cœur. Et les commémorations ne manquent pas: les nombreux hommages télévisés, les plates-formes de téléchargement et Youtube. Qui permet de retrouver des anciennes émissions, passer en boucle la bande-son de l'insouciance. Saint Youtube que tes moutons se sentiraient égarés sans tes suggestions! Je pense aussi à ces gamins, les collégiens… Je me demande combien d'entre eux ont affublé leur mur Facebook d'un sobre "R.I.P. David Bowie" en y joignant le lien d'une chanson après avoir tapé pour la première fois de leur vie "Let's dance" dans la barre de recherche de Youtube. Sans avoir jamais tenu dans leur main le moindre 33 tours.
Cécile me trouverait sûrement aigri. Elle aurait raison. Mais quand je croise, sur le chemin qui me mène au magasin désespérément vide, les flopées d'écouteurs blancs qui éclosent au bord des oreilles même les plus averties, je saigne pour ma profession et ma musique. Je nous revois, avec les potes, passant des après-midis entiers chez le disquaire qui était d'une certaine façon notre Laurette. Il s'appelait Yvan, connaissait tous nos prénoms et ceux de nos conquêtes platoniques ou non, nous accueillait toujours avec un disque qu'il fallait absolument découvrir. Yvan, c'est celui qui a insufflé le rock dans nos veines.
Dans mes pensées, j'ai à peine remarqué le vacillement de la porte, comme si la personne hésitait à rentrer. Le gosse – 12, 14 ans au plus – s'est perdu un moment entre les rayons, un vrai labyrinthe pour les non-initiés. Je l'ai laissé venir à moi.
- Bonjour M'sieur…
- Bonjour.
-Je cherche un disque… Vous avez David Bowie?
Mon cerveau fait un rictus.
- Oui, je dois avoir ça. Vous voulez un disque en particulier?
- Non, pas vraiment… C'est plutôt pour découvrir…
On sent comme une petite honte, à ne s'intéresser à un artiste que quand il est mort. Moi, je suis bien trop fier de mettre son premier David Bowie dans les mains de ce gamin. Avec une pensée fugace pour Cécile, je vais chercher "Let's dance", 1983.
- Vous pouvez commencer par celui-là, puis si ça vous plaît je pourrais vous en montrer d'autres.
- Ça marche!
Je mets le disque dans un sachet, encaisse l'argent et rends la monnaie. Au dernier moment, comme investi d'une mission, je lance au garçon:
-Je vous rajoute un disque de Michel Delpech?
-Ah non, merci M'sieur, ça même mes parents ils écoutent pas!
Christa77- Kaléïd'habitué
- Humeur : Rêveuse
Re: A. Le disquaire
Excellent !
La chute, extra !
Dis quand même à ton disquaire que Renaud revient !
La chute, extra !
Dis quand même à ton disquaire que Renaud revient !
Amanda.- Modératrice
- Humeur : résolument drôle
Re: A. Le disquaire
J'adore la dernière phrase MDR
Enfin j'ai aimé tout le texte mais, là, cette touche d'humour, c'est mortel !
Enfin j'ai aimé tout le texte mais, là, cette touche d'humour, c'est mortel !
Cara1234- Kaléïd'habitué
- Humeur : Badine
Re: A. Le disquaire
Un texte d'une grande qualité. Avec une chute excellente qui m'a fait sourire.
Cette consigne - ouverte - a donné des textes très différents où l'âge des auteurs joue un grand rôle., ce qui en fait toute l'originalité.
J'aime beaucoup cela.
Cette consigne - ouverte - a donné des textes très différents où l'âge des auteurs joue un grand rôle., ce qui en fait toute l'originalité.
J'aime beaucoup cela.
Invité- Invité
Re: A. Le disquaire
Tu m'as embarquée Christa. J'adore ton texte
Le fond, la forme, tout, j'aime tout
Le fond, la forme, tout, j'aime tout
Admin- Admin
- Humeur : Concentrée
Re: A. Le disquaire
Dur pour Michel Delpech mais réaliste . Son âge d'or était non pas les parents du jeune client du disquaire, mais les grands - parents : 50 ans déjà ...
catsoniou- Kaléïd'habitué
- Humeur : couci - couça
Re: A. Le disquaire
Très chouette! Et plein d'humour!
AAnne- Kaléïd'habitué
- Humeur : Bonne, la plupart du temps.
Re: A. Le disquaire
En te lisant, on dirait un film qui se déroule sous mes yeux. J'aime ce mélange entre réalité et souvenirs, une approche originale.
Mesange- Kaléïd'habitué
- Humeur : en phase de reconcentration
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