Bulles
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Lili
AlainX
Nerwen
Amanda.
Escandélia
tobermory
10 participants
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Bulles
Nom et prénom : Roqueteau Judith
âge: 32
Profession : écrivain
Milieu social : bourgeoisie
Ville : Limoges
Le plus beau jour de la vie, pour une femme c’est bien connu, c’est celui du mariage, quand la femme se fait estampiller Madame Untel. Oui mais moi, le mariage, c’est pas dans mes projets et je crois bien que ce plus beau jour, ça va être aujourd’hui. A l’instant, je vais franchir le seuil, pas celui de la demeure conjugale dans les bras d’un homme, non, celui du bureau de vote, et toute seule comme une grande fille. Le Bureau de vote, ce temple de la citoyenneté, une prérogative au nom féminin, mais toujours réservée aux hommes. Jusqu’à aujourd’hui, on peut dire que les choses n’avaient guère changé depuis l’antiquité, où on criait Démocratie ! Démocratie ! mais bien sûr pas pour les femmes, les esclaves ou les métèques.
Mon cœur bat et croyez-moi, mes émois valent bien ceux de la jeune épousée. Je sais que je vis un moment unique et je ne vais pas perdre une miette de mes impressions, sensations, émotions, je vais tout enregistrer dans ma tête pour le noter sur mon cahier au retour.
Alors, cette caverne d’Ali Baba dont j’ai enfin le Sésame, ça ressemble à quoi ? Plutôt spartiate, des murs nus, à part une affichette rappelant les conditions du vote, un grand espace vide juste rythmé par les indispensables du rite électoral : près de l’entrée la table aux piles de bulletins, un peu plus loin trois isoloirs et tout au fond, l’urne et ses officiants.
Côté entrée, c’est le silence, à peine des chuchotis de sacristie. Je prends un bulletin dans chaque pile en affichant l’air le plus neutre possible. Pas question de laissr transparaitre le petit frisson qui m’a parcouru quand j’ai saisi la liste de mon choix.
Et maintenant, le saint des saints, l’isoloir. Le cœur de la cérémonie électorale, de son mystère. Un boudoir austère tendu de stricts rideaux de toile opaque. Je ferme les yeux, humant les vestiges de parfums masculin-féminin mêlés, qui flottent encore dans ce lieu d’intimité. A hauteur d’homme (et de femme désormais…) une tablette offrant un étalage de bulletins en solde et qui resteront à jamais invendus, sans avoir toutefois enduré l’infamie de ceux que des mains hargneuses ont froissés et jetés dans la corbeille placée dans un coin de l’édicule. Dans suffrage, il y a rage…
Ah l’isoloir, en voilà un qui a dû être surpris de voir passer des femmes. Autant que s’il était une pissotière. Dans les deux cas on est en plein blasphème. Dieu dans sa grande sagesse n’a-t-il pas décrété « Seul l’homme aura le droit de pisser debout et de voter. » ? J’ai vérifié méticuleusement que j’ai glissé le bon bulletin dans l’enveloppe : je tiens à ce que ma voix aille à la seule liste comportant des femmes. De l’autre côté du rideau, ça se racle la gorge et ça gratte du pied, un type qui s’impatiente. Je lis dans ses pensées : « te presse pas surtout ; tu te crois dans une cabine d’essayage ou quoi. Si ça se trouve, c’est une anar qui gribouille ses bulletins au rouge à lèvres. On pouvait pas les laisser chez elles ces gonzesses ? Surtout que les braves ménagères marmots-fricot-tricot, y’en a pas mal qui vont rester à la maison alors que les enragées de suffragettes et féministes, vous pouvez être tranquille qu’elles vont voter ! » Bien vu mon gars !
Dernière étape du parcours, j’approche de l’urne. Ils sont cinq derrière la table. On examine mes cartes d’électeur et d’identité sous touts les coutures et on me dévisage de même. Sûr que nous les femmes, ça nous plait tellement de voter qu’on serait bien capable d’y revenir plusieurs fois. Sur certains visages je lis un soupçon de mépris. Hé oui, même chez les « progressiste », on est pas toujours favorable au vote des femmes. Crainte qu’elles ne soient téléguidées par M. le curé. Les votes des dévotes. Ben voyons, on va glisser le bulletin dans l’urne en pensant à la piécette dans le tronc des pauvres. Evident ! Surtout moi qui ne met jamais les pieds à l'église.
Enfin mon nom retentit dans la salle, je suis la reine de la seconde, je laisse tomber mon enveloppe dans le ventre de l’urne. Oui, le ventre, Mon imagination se remet à vagabonder : Un utérus, l’urne, ouverte juste d’une mince fente. A l’intérieur les petits papiers s’agitent comme des spermatozoïdes. Qui va l’emporter ? Des spermatozoïdes ? Eh des ovules aussi maintenant ! Je vois de minuscules sphères grossir, grossir s’élever toutes rondes dans le ciel, scintillantes de couleurs irisées. Bulletins bulles de savons légères et douces et aériennes comme l’âme des femmes.
âge: 32
Profession : écrivain
Milieu social : bourgeoisie
Ville : Limoges
Le plus beau jour de la vie, pour une femme c’est bien connu, c’est celui du mariage, quand la femme se fait estampiller Madame Untel. Oui mais moi, le mariage, c’est pas dans mes projets et je crois bien que ce plus beau jour, ça va être aujourd’hui. A l’instant, je vais franchir le seuil, pas celui de la demeure conjugale dans les bras d’un homme, non, celui du bureau de vote, et toute seule comme une grande fille. Le Bureau de vote, ce temple de la citoyenneté, une prérogative au nom féminin, mais toujours réservée aux hommes. Jusqu’à aujourd’hui, on peut dire que les choses n’avaient guère changé depuis l’antiquité, où on criait Démocratie ! Démocratie ! mais bien sûr pas pour les femmes, les esclaves ou les métèques.
Mon cœur bat et croyez-moi, mes émois valent bien ceux de la jeune épousée. Je sais que je vis un moment unique et je ne vais pas perdre une miette de mes impressions, sensations, émotions, je vais tout enregistrer dans ma tête pour le noter sur mon cahier au retour.
Alors, cette caverne d’Ali Baba dont j’ai enfin le Sésame, ça ressemble à quoi ? Plutôt spartiate, des murs nus, à part une affichette rappelant les conditions du vote, un grand espace vide juste rythmé par les indispensables du rite électoral : près de l’entrée la table aux piles de bulletins, un peu plus loin trois isoloirs et tout au fond, l’urne et ses officiants.
Côté entrée, c’est le silence, à peine des chuchotis de sacristie. Je prends un bulletin dans chaque pile en affichant l’air le plus neutre possible. Pas question de laissr transparaitre le petit frisson qui m’a parcouru quand j’ai saisi la liste de mon choix.
Et maintenant, le saint des saints, l’isoloir. Le cœur de la cérémonie électorale, de son mystère. Un boudoir austère tendu de stricts rideaux de toile opaque. Je ferme les yeux, humant les vestiges de parfums masculin-féminin mêlés, qui flottent encore dans ce lieu d’intimité. A hauteur d’homme (et de femme désormais…) une tablette offrant un étalage de bulletins en solde et qui resteront à jamais invendus, sans avoir toutefois enduré l’infamie de ceux que des mains hargneuses ont froissés et jetés dans la corbeille placée dans un coin de l’édicule. Dans suffrage, il y a rage…
Ah l’isoloir, en voilà un qui a dû être surpris de voir passer des femmes. Autant que s’il était une pissotière. Dans les deux cas on est en plein blasphème. Dieu dans sa grande sagesse n’a-t-il pas décrété « Seul l’homme aura le droit de pisser debout et de voter. » ? J’ai vérifié méticuleusement que j’ai glissé le bon bulletin dans l’enveloppe : je tiens à ce que ma voix aille à la seule liste comportant des femmes. De l’autre côté du rideau, ça se racle la gorge et ça gratte du pied, un type qui s’impatiente. Je lis dans ses pensées : « te presse pas surtout ; tu te crois dans une cabine d’essayage ou quoi. Si ça se trouve, c’est une anar qui gribouille ses bulletins au rouge à lèvres. On pouvait pas les laisser chez elles ces gonzesses ? Surtout que les braves ménagères marmots-fricot-tricot, y’en a pas mal qui vont rester à la maison alors que les enragées de suffragettes et féministes, vous pouvez être tranquille qu’elles vont voter ! » Bien vu mon gars !
Dernière étape du parcours, j’approche de l’urne. Ils sont cinq derrière la table. On examine mes cartes d’électeur et d’identité sous touts les coutures et on me dévisage de même. Sûr que nous les femmes, ça nous plait tellement de voter qu’on serait bien capable d’y revenir plusieurs fois. Sur certains visages je lis un soupçon de mépris. Hé oui, même chez les « progressiste », on est pas toujours favorable au vote des femmes. Crainte qu’elles ne soient téléguidées par M. le curé. Les votes des dévotes. Ben voyons, on va glisser le bulletin dans l’urne en pensant à la piécette dans le tronc des pauvres. Evident ! Surtout moi qui ne met jamais les pieds à l'église.
Enfin mon nom retentit dans la salle, je suis la reine de la seconde, je laisse tomber mon enveloppe dans le ventre de l’urne. Oui, le ventre, Mon imagination se remet à vagabonder : Un utérus, l’urne, ouverte juste d’une mince fente. A l’intérieur les petits papiers s’agitent comme des spermatozoïdes. Qui va l’emporter ? Des spermatozoïdes ? Eh des ovules aussi maintenant ! Je vois de minuscules sphères grossir, grossir s’élever toutes rondes dans le ciel, scintillantes de couleurs irisées. Bulletins bulles de savons légères et douces et aériennes comme l’âme des femmes.
tobermory- Kaléïd'habitué
- Humeur : Changeante
Re: Bulles
A peine caricaturale ton histoire : tu connais bien les hommes, non ?
Escandélia- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: Bulles
J'adore tes comparaisons, entre mariage et suffrage, entre urne et utérus et surtout " dans suffrage, il y a rage"
Je citerais bien d'autres, tu connais bien les hommes mais aussi les femmes !
Pas facile pour un homme de changer de sexe !
Je citerais bien d'autres, tu connais bien les hommes mais aussi les femmes !
Pas facile pour un homme de changer de sexe !
Amanda.- Modératrice
- Humeur : résolument drôle
Re: Bulles
A travers tes mots et les images originales que tu nous offres, le lecteur (et à plus forte raison, la lectrice) sont transportés dans l'ambiance de ces premiers bureaux de vote et éprouvent les sentiments très forts qui animent ta Judith.
Nerwen- Modératrice
- Humeur : Légère
Re: Bulles
Une femme écrivain de 32 ans à Limoges, rien que ça, c'est déjà tout un programme électoral !
J'ai bien aimé ce texte qui donne l'ambiance d'un bureau de vote, mais surtout la manière dont ton héroïne perçoit tout cela…
Finalement, c'est plein de messages subliminaux…
C'est donc très réussi.
J'ai bien aimé ce texte qui donne l'ambiance d'un bureau de vote, mais surtout la manière dont ton héroïne perçoit tout cela…
Finalement, c'est plein de messages subliminaux…
C'est donc très réussi.
AlainX- Kaléïd'habitué
- Humeur : stable
Re: Bulles
Les comparaisons sont trop drôles !! je ne verrai plus le bureau de vote de la même façon !! bien trouvé
Lili- Prend ses marques
- Humeur : joyeuse
Re: Bulles
Ton texte est formidable digne d'une femme écrivain. J'adore toutes tes comparaisons. C'est bien vu bien écrit et en plus parfois bien marrant.
Charlotte- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: Bulles
Oui, très belle image de cette électrice , et choix judicieux d'une femme écrivain : en effet quand on pense à Georges Sand qui n'a jamais pu exercer ce droit , Simone de Beauvoir, Elsa Triolet et bien d'autres qui n'en ont bénéficié que plusieurs années, voir dizaines d'années après leur majorité (21 ans) on est effarés ! Et encore, il fallait bien l'élan du CNR et la Libération pour qu'enfin cesse cette discrimination .
Quand au texte, tobermory, comme d'hab.
Quand au texte, tobermory, comme d'hab.
catsoniou- Kaléïd'habitué
- Humeur : couci - couça
Re: Bulles
Perso, j'ai pas trop aimé le dernier paragraphe que je ne trouve pas très crédible pour un auteur femme mais bon tous les autres ont aimé, je dois être coincée des ovules
Je me suis posée un question à propos du mot que tu emploies au début: "Gonzesse", était-il employé à cette époque? J'ai cherché sur internet mais pas trouvé de réponse.
Pour le reste, excellent texte bien sûr
Je me suis posée un question à propos du mot que tu emploies au début: "Gonzesse", était-il employé à cette époque? J'ai cherché sur internet mais pas trouvé de réponse.
Pour le reste, excellent texte bien sûr
Admin- Admin
- Humeur : Concentrée
Re: Bulles
Admin : Quand j’ai lu le sujet de ce jeu, je me suis dit que cette fois, j’allais passer mon tour. Non pas que je ne reconnaisse pas l’importance du vote des femmes et de leur combat pour la liberté, bien au contraire, mais ce type de « grand sujet » me rebute, ne m’inspire rien d’intéressant et ne me motive pas pour écrire. Pour trouver quand même l’inspiration, il me faut un biais : poésie, fantaisie, délires, humour, absurde etc.
En me glissant dans la peau du personnage et en imaginant le vagabondage de ses pensées dans le bureau de vote, ce sont précisément les comparaisons du dernier paragraphe qui me sont venues à l’esprit ; extravaguant, je le reconnais, mais c’est ça qui m’a donné envie d’écrire.
Le terme Gonzesse : s’il y a des mots que j’ai évités parce qu’ils me semblaient trop récents, par contre je ne me suis même pas posé la question pour celui-ci, persuadé qu’il remontait à largement avant la guerre. Après ta remarque, j’ai vérifié et (ouf !) j’ai eu confirmation :
Petit Robert : Gonzesse : argot 1811 :; féminin de gonze (homme, type)
Et Wiki donne une citation de l’excellent écrivain français Jean Lorrain:
Si ce n'est pas dégoûtant pour une gonzesse de porter des perles comme ça, il y a de quoi nourrir une famille pendant des années ! — (Jean Lorrain, Le crime des riches, Baudinière, 1905, p.288)
En me glissant dans la peau du personnage et en imaginant le vagabondage de ses pensées dans le bureau de vote, ce sont précisément les comparaisons du dernier paragraphe qui me sont venues à l’esprit ; extravaguant, je le reconnais, mais c’est ça qui m’a donné envie d’écrire.
Le terme Gonzesse : s’il y a des mots que j’ai évités parce qu’ils me semblaient trop récents, par contre je ne me suis même pas posé la question pour celui-ci, persuadé qu’il remontait à largement avant la guerre. Après ta remarque, j’ai vérifié et (ouf !) j’ai eu confirmation :
Petit Robert : Gonzesse : argot 1811 :; féminin de gonze (homme, type)
Et Wiki donne une citation de l’excellent écrivain français Jean Lorrain:
Si ce n'est pas dégoûtant pour une gonzesse de porter des perles comme ça, il y a de quoi nourrir une famille pendant des années ! — (Jean Lorrain, Le crime des riches, Baudinière, 1905, p.288)
Dernière édition par tobermory le Dim 3 Mai - 21:35, édité 1 fois
tobermory- Kaléïd'habitué
- Humeur : Changeante
Re: Bulles
En te lisant, je perçois presque l'odeur d'un bureau de vote, tel que je l'ai vécu moi-même dans mon pays. Que de comparaisons incroyablement parlantes, en particulier avec l'église - lieu de culte, confessionnat, manigances - et d'autres sujets subtilement amenés. C'est un texte étonnant! Quel talent!
Mesange- Kaléïd'habitué
- Humeur : en phase de reconcentration
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