le pont de la vie

Il suffit de passer le pont
C'est tout de suite l'aventure

C’est ce que m’a dit le psy pendant des années, allongé sur le canapé, parce que chez ce psy là c’est lui qui s’étend sur le canapé et les clients restent assis sur un vieux fauteuil élimé dont les accoudoirs dans un autre temps avaient dû être confectionnés de velours ; où les patients successifs, semaine après semaine les avaient élimés de leurs mains moites, tordues de stress comme si tous les mots devaient sortir à travers les pores des doigts plutôt que par les bouches sèches et muettes de tous maux.

Je répugnais à les toucher, mais ce fauteuil était à l’image du cabinet et du spécialiste ; un fauteuil neuf aurait été incongru et c’est tout cet ensemble un peu bancal, accumulé au fil des années qui faisait sourire pour finir et le rendait finalement sympathique.

Il m’avait fallu quelques mois pour franchir le pas d’un cabinet de psy, oser prendre un rendez-vous et lorsqu’à la fin de la première séance, plus dubitative que jamais, sa façon autoritaire de me fixer un rendez-vous pour la semaine suivante m’a prise par surprise et je n’ai osé refuser.

Pourtant, pendant toute la séance, alors qu’il était détendu sur son sofa, les yeux fermés, en chaussettes, ses chaussons l’un sur l’autre et de travers, et moi en face assise, raide, osant à peine bouger, me répétant intérieurement et successivement : pars, mais qu’est-ce que tu fous là, quand j’vais raconter ça à mes copines elles voudront jamais me croire, je rêve, je suis sûre que je rêve… s’il s’endort je pars !

Docteur Moisan, au bout de longues minutes qui m’ont paru une éternité, dans un stress certainement palpable, la peau transpirante, il a commencé par cette phrase qui m’a fait sursauter sur mon siège, je crois que je m’étais préparée à ce qu’il ne parle pas de la séance :
Il suffit de passer le pont
C'est tout de suite l'aventure
- pardon ? Moi je voulais juste parler de mon mari, de mon patron, de mon père et de ma mère, de leurs engueulades, de mon enfance, j’avais bâti un plan dans ma tête, écrit des réponses aux questions qu’il ne manquerait pas de me poser. Ce jour-là, je n’ai pas compris tout ce qui se cache derrière
Il suffit de passer le pont
C'est tout de suite l'aventure
Maintenant je sais, parce qu’au fur et à mesure des séances j’ai compris tout ce qui se cache une fois passé le pont, parce que la vie est une aventure et que chaque seconde mérite d’être vécue comme un instant unique, comme une aventure à part entière : prendre un enfant par la main, manger une glace et la voir couler le long du cornet, sentir le vent dans ses cheveux, sauter dans les flaques, s’engueuler avec son amoureux pour mieux se réconcilier… La peur s’est envolée pour croquer la vie à pleines dents.