A - Partages sous l'orage

La séance est à 22 heures, viendras-tu, pitchounet ?

- Pépé ! Tu sais bien que M'man veut toujours que je me couche tôt. Surtout que demain, y a école ! Et puis,  le cinéma, ce n'est pas ce soir …

- On n'aura pas besoin d'aller en ville. Sous l' hangar, on sera aux premières loges. Lève tes yeux et tu verras les premiers acteurs  se presser pour entrer en scène.

- Je ne vois que des gros nuages. Ah, oui, il y aussi des corbeaux qui ont l'air pressé.

- Ils devinent que ça va remuer sec, là-haut.

- Ah oui, il va y avoir de l'orage. Mais j'ai peur des éclairs. Et puis, il y  a le tonnerre. Tiens ! Tu entends, Pépé ? C'est ça, ta séance de 22 heures ? Oh ! Le chien, ça lui fait peur ; je crois qu'il va se planquer sous l'escalier du grenier.

- Parce qu'il ne comprend pas ce qu'il se passe …

- Et toi, tu sais ?

- Aujourd'hui, 21 septembre, l'été ne veut pas céder sa place à l'automne, alors, ils se disputent ... Et  , ça arluchieu ! Tu sais ? Arluchieu, c'est quand il y  a des éclairs.  On dirait comme un flash,  une seule seconde, et le paysage prend une jolie couleur blafarde. Et dans le ciel, des lignes curieuses, parfois comme les racines d'un arbre ou encore autre chose. Tu n'as qu'à laisser aller ton imagination.

- Maman ? Je peux aller avec Pépé ?

- Où ça ?

- Sous l' hangar,  à la séance de 22 heures …

- Papa !  Encore tes drôles d'idées à prendre du plaisir quand tout le monde  s'inquiète. Il va avoir peur, ce gosse. Après, il ne dormira pas de la nuit …

- Parle pour toi que tu es resté une grande froussarde.  On ne risque pas davantage sous l' hangar que dans la maison.

- Bon ! Mais tu prends la grosse torche électrique. Et je vais m'inquiéter pour vous deux.

- T'as qu'à allumer un cierge, ça éloignera peut-être le feu du ciel … Pas trop quand même, parce que tu nous gâcherais notre soirée !  Allez, Pitchounet, viens, on va s'installer confortablement.

A grandes foulées, l'orage s'était déplacé, éclairs et tonnerre se rapprochaient du village, sans cependant s'accompagner de pluie qui eût barbouillé le ciel, masquant ainsi les dessins sous les nuages noirs et raccourcissant  horizon et  vision du paysage.

Du haut de ses neuf ans, Victor scrutait tour à tour le ciel et les alentours, sans manifester d'inquiétude excessive, rassuré par les explications du grand-père :

- Pour le moment, les nuages règlent leurs comptes entre eux en s'envoyant des décharges électriques comme des boxeurs sur un ring. Tiens ! Encore un mot de patois que tu ne connais pas, à propos du paysage qu'on aperçoit de façon très fugace, comme avec un flash.

- Comment dirais-tu en patois ?

- D'echtorlugido ! Je ne lai vu que d' echtorlugido … Autrement dit, j'ai entr'aperçu le peuplier qui se courbe sous la poussée du vent. Cette grande perche, il risque d'attirer la foudre. C'est pour ça qu'il ne faut jamais se réfugier sous un arbre par temps d'orage …

Comme pour illustrer son propos, une illumination aveuglante suivie dans la seconde d'un extraordinaire fracas mirent à mal le grand peuplier traversé de haut en bas par une boule de feu.  Une odeur de poudre se répandit instantanément. Malgré sa grande frayeur, la maman de Victor accourut, l'invective à la bouche contre son père qui se comportait comme un gamin, faisant prendre des risques inconsidérés à son petit.

- T'affole pas, ma fille ! Le feu du ciel nous a épargné. Ton mari tombera le peuplier à la tronçonneuse. Très vite, son petit voisin, le chêne,  occupera sa place. Et bientôt, on pourra se mettre à l'ombre quand le soleil tape dur et nous aveugle de ses rayons étincelants.    

- Dis, m'man ?

- Quoi encore ?

- Tu m'achèteras un appareil photo ? Au prochain orage, avec Pépé, on fera des photos. Tu veux bien, Pépé ?

- Oui, et tu sais à quoi je pense ? Quand tu seras grand, tu étudieras comment on pourrait domestiquer et emmagasiner l'énergie de l'orage et l'utiliser selon nos besoins …  Éclairer villes et villages à moindre frais, chauffer les maisons et réduire la facture d'électricité pour les foyers à revenu modeste. Ça serait un beau métier !

Grâce à ces moments de partage, le grand - père venait peut-être de faire naître une vocation chez son petit-fils. Et il gardait pour lui l'étrange apparition vue ''d'echtorlugido'' dans le ciel …