A. Four roses for Lucienne

Gaston était le gardien du cimetière de Véranche. Chaque jour, il ratissait les allées, arrachait les mauvaises herbes, nettoyait les tombes, ajoutait de l’eau dans les vases, enlevait les fleurs fanées. Il était aux petits soins pour toutes les sépultures sauf une, celle de Lucienne; mais n’allez pas croire qu’il nourrissait une quelconque hostilité à l’égard de cette ancienne camarade de classe. La vérité était que la tombe de la dame n’avait aucunement besoin de ses services, elle était toujours tirée à quatre épingles.

Lucienne avait eu quatre filles.

L’ainée était née un dimanche, le jour de la terrible avalanche qui avait dévasté le village de Véranche. Lucienne avait eu si peur qu’elle perdit les eaux et accoucha le soir-même. Elle appela sa première fille Blanche.


La seconde était née un jour morose où Lucienne était toute chose. Elle s’était réveillée ce jour-là le visage couvert de couperose. Affolée elle vit un spécialiste qui lui annonça qu’elle faisait une allergie à la musique. Elle du alors se résoudre à stopper immédiatement le violon, elle qui pensait devenir une virtuose. On appela la petite Rose.


La troisième était née en décembre, si soudainement que Lucienne n’eut même pas le temps de s’étendre et accoucha au milieu de la chambre. La petite ressemblait à sa mère à s’y méprendre. On l’appela Ambre.


La quatrième vint au monde en silence. Durant son enfance elle afficha une telle assurance qu’on avait tendance à penser d’elle qu’elle faisait preuve d’auto-suffisance. De plus, dès l’adolescence, elle développa un don de clairvoyance. On l’appela Garance.

Quatre filles, quatre couleurs.

A chaque fête des mères, les jeunes-filles offraient à leur génitrice une rose.

Blanche une rose blanche, Rose une rose rose, Ambre une rose jaune et Garance une rose rouge.

Lucienne disposait ses quatre fleurs dans un joli vase qu’elle ressortait chaque année pour l’occasion.

Lorsqu’elle admirait ses fleurs, elle y voyait dans chacune le visage d’une de ses filles.

Lorsque Lucienne mourut, ses inconsolables filles perpétuèrent leur rituel en déposant sur le marbre de la stèle de leur mère un vase dans lequel elles veillaient à ce qu’il y ait toujours une eau propre et quatre roses fraiches : une blanche, une rose, une jaune et une rouge.

Cette habitude faisait partie du paysage. Gaston passait devant la tombe de Lucienne sans avoir à s’y arrêter, mais, néanmoins, il y posait au passage un regard attendri.

Or, ce matin-là, son sang se glaça lorsqu’il découvrit dans le vase une rose rouge, une jaune, une rose et nulle blanche.

Une semaine plus tard, une nouvelle tombe se joignit à l’alignement des dernières demeures. Sur la pierre, il y avait un petit vase et, devant, trois femmes toutes de noir vêtues, sanglotant derrière leur voilette.

Dans le petit vase, elles disposèrent trois roses blanches.

L’habitude familiale se perpétuait.

Lucienne, elle, continuait d’être fleurie de rose, de jaune, de rouge… et une main inconnue ajoutait chaque semaine une rose blanche.