A. Mon mai 68
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Zéphyrine
Ataraxie
Myrte
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A. Mon mai 68
J’allais en classe de cinquième classique dans l’annexe du lycée de filles Juliette Récamier, rue Jarente à Lyon.
Nous venions de quitter Marrakech pour les brumes froides de cette ville inconnue.
La rue Jarente était rectiligne, bordée de luxueux immeubles anciens, aux façades à corniches sculptées et aux entrées imposantes. L’annexe du lycée se situait entre la rue Vaubecour et la rue d’Auvergne où se trouvait le seul commerce du coin : une boulangerie. Les élèves y dépensaient leur argent de poche en fraises tagada, roudoudou ou caramel à un franc.
Place Carnot, je longeais une caserne avec une sentinelle postée à l’entrée. Chaque jour un nouveau soldat était en faction et n’avait rien de mieux à faire que de regarder les passants. J’étais si timide, que je m’arrangeais pour tourner la tête pour ne pas croiser son regard. C’était l’âge idiot. Celui que j’ai le moins aimé. Mon corps se transformait et ne me plaisait guère. Ni enfant, ni femme. J’avais perdu un peu de mon innocence et beaucoup de ma confiance en moi. Je n’avais pas vraiment envie de devenir une femme.
Pourtant ravie de ce départ pour la France, j’apprenais avec amertume la perte des repères et découvrais l’hiver lyonnais.
Tout était différent et je me sentais étrangère. Etrangère dans la ville et dans mon corps qui se transformait.
Les discussions allaient bon train autour des sorties de ski. Moi, je ne skiais pas.
Le pantalon était interdit pour les filles. Jupes et socquettes étaient de rigueur, avec une blouse bleue de la 6ème à la troisième puis beige jusqu’en terminale.
Plutôt bonne élève en école primaire, mon année de 6ème fut catastrophique. Je redoublai donc ma classe. Cela me déstabilisa beaucoup. Je n’avais pas eu le temps de me faire de copine que déjà je me retrouvai dans une autre classe avec de nouvelles camarades et un an de retard.… La honte !
Mais, cette deuxième année de 6ème fut bénéfique car je rattrapai mon retard et récoltai de bons résultats.
En 1968, j’étais donc en 5ème. J’avais quelques camarades qui habitaient comme moi derrière les voutes de Perrache et nous faisions le chemin ensemble.
Je me souviens des cours de musique avec Mademoiselle Valette. Elle s’échinait à nous apprendre à chanter en « soulevant le voile du palais, en écartant les narines pour laisser passer l’air et en laissant pendre la mâchoire ». Ses grimaces provoquaient l’hilarité générale et il nous était ensuite très difficile de chanter « Colchiques dans les prés » jusqu’à la fin.
En mai 68, nous n’avions pas la télévision. Mon père disait que ça tuait la vie de famille. Il lisait « Le progrès » et commentait l’actualité.
A la radio, sur son petit transistor, ma soeur écoutait Salut les copains. Dutronc chantait Paris s’éveille, Joe Dassin sifflait sur la colline et Nicoletta pleurait le soleil qui était mort…
On écoutait Dylan, Joan Baez, les Beatles …
Aux informations, on parlait de manifestations, de revendications, de révolte… des ouvriers, des étudiants à la Sorbonne , des lycéens…
Je ne comprenais pas ce qui se passait…
Le mouvement devint de plus en plus virulent à Lyon.
Les professeurs se mirent peu à peu en grève et le lycée ferma jusqu’aux vacances d’été.
Le président de la République de l'époque, le général de Gaulle, était l’idole de mon père car il avait sauvé la France et il voyait d’un mauvais oeil ces étudiants en rébellion qui n’avaient pas connu la guerre et voulaient dépoussiérer le système.
La guerre… Un mot qui revenait souvent dans la mémoire de mes parents, Un drame dont ils n’avaient pas fini de guérir. Nous, les enfants, ne l’avions pas vécue, mais elle planait au-dessus de nous comme un fantôme.
Nous avions l’interdiction d’aller en centre ville car il y avait trop de violence dans les rues.
Un commissaire fut tué. Ce fut le premier mort de mai 68.
Puis, les vacances d’été sont arrivées et la rentrée en 4ème a suivi.
On ne parlait que de réformes.
La blouse avait disparu. Le pantalon était permis. Je retrouvais la mixité que j’avais connue au Maroc. On instaurait un foyer pour les élèves et un délégué de classe était élu.
On découvrit un nouveau mot : autodiscipline. Il ne fallait plus brimer les enfants, il fallait leur apprendre à se gérer. « Il est interdit d’interdir »
D’autres parlait de laxisme.
Il soufflait un vent de liberté.
Les femmes prenait la pilule.
Il fallait libérer la parole, se tutoyer.
Les hippies, la non-violence, « faites l’amour pas la guerre »…
Que nous reste-t-il de mai 68 ?
Des femmes libérées, exigeantes ?
Des hommes paumés qui cherchent leur place ?
Des enfants-rois ?
« Sous les pavés la plage » ?
Les pavés ont peu à peu disparu et, dessous, nous cherchons toujours la plage…
Nous venions de quitter Marrakech pour les brumes froides de cette ville inconnue.
La rue Jarente était rectiligne, bordée de luxueux immeubles anciens, aux façades à corniches sculptées et aux entrées imposantes. L’annexe du lycée se situait entre la rue Vaubecour et la rue d’Auvergne où se trouvait le seul commerce du coin : une boulangerie. Les élèves y dépensaient leur argent de poche en fraises tagada, roudoudou ou caramel à un franc.
Place Carnot, je longeais une caserne avec une sentinelle postée à l’entrée. Chaque jour un nouveau soldat était en faction et n’avait rien de mieux à faire que de regarder les passants. J’étais si timide, que je m’arrangeais pour tourner la tête pour ne pas croiser son regard. C’était l’âge idiot. Celui que j’ai le moins aimé. Mon corps se transformait et ne me plaisait guère. Ni enfant, ni femme. J’avais perdu un peu de mon innocence et beaucoup de ma confiance en moi. Je n’avais pas vraiment envie de devenir une femme.
Pourtant ravie de ce départ pour la France, j’apprenais avec amertume la perte des repères et découvrais l’hiver lyonnais.
Tout était différent et je me sentais étrangère. Etrangère dans la ville et dans mon corps qui se transformait.
Les discussions allaient bon train autour des sorties de ski. Moi, je ne skiais pas.
Le pantalon était interdit pour les filles. Jupes et socquettes étaient de rigueur, avec une blouse bleue de la 6ème à la troisième puis beige jusqu’en terminale.
Plutôt bonne élève en école primaire, mon année de 6ème fut catastrophique. Je redoublai donc ma classe. Cela me déstabilisa beaucoup. Je n’avais pas eu le temps de me faire de copine que déjà je me retrouvai dans une autre classe avec de nouvelles camarades et un an de retard.… La honte !
Mais, cette deuxième année de 6ème fut bénéfique car je rattrapai mon retard et récoltai de bons résultats.
En 1968, j’étais donc en 5ème. J’avais quelques camarades qui habitaient comme moi derrière les voutes de Perrache et nous faisions le chemin ensemble.
Je me souviens des cours de musique avec Mademoiselle Valette. Elle s’échinait à nous apprendre à chanter en « soulevant le voile du palais, en écartant les narines pour laisser passer l’air et en laissant pendre la mâchoire ». Ses grimaces provoquaient l’hilarité générale et il nous était ensuite très difficile de chanter « Colchiques dans les prés » jusqu’à la fin.
En mai 68, nous n’avions pas la télévision. Mon père disait que ça tuait la vie de famille. Il lisait « Le progrès » et commentait l’actualité.
A la radio, sur son petit transistor, ma soeur écoutait Salut les copains. Dutronc chantait Paris s’éveille, Joe Dassin sifflait sur la colline et Nicoletta pleurait le soleil qui était mort…
On écoutait Dylan, Joan Baez, les Beatles …
Aux informations, on parlait de manifestations, de revendications, de révolte… des ouvriers, des étudiants à la Sorbonne , des lycéens…
Je ne comprenais pas ce qui se passait…
Le mouvement devint de plus en plus virulent à Lyon.
Les professeurs se mirent peu à peu en grève et le lycée ferma jusqu’aux vacances d’été.
Le président de la République de l'époque, le général de Gaulle, était l’idole de mon père car il avait sauvé la France et il voyait d’un mauvais oeil ces étudiants en rébellion qui n’avaient pas connu la guerre et voulaient dépoussiérer le système.
La guerre… Un mot qui revenait souvent dans la mémoire de mes parents, Un drame dont ils n’avaient pas fini de guérir. Nous, les enfants, ne l’avions pas vécue, mais elle planait au-dessus de nous comme un fantôme.
Nous avions l’interdiction d’aller en centre ville car il y avait trop de violence dans les rues.
Un commissaire fut tué. Ce fut le premier mort de mai 68.
Puis, les vacances d’été sont arrivées et la rentrée en 4ème a suivi.
On ne parlait que de réformes.
La blouse avait disparu. Le pantalon était permis. Je retrouvais la mixité que j’avais connue au Maroc. On instaurait un foyer pour les élèves et un délégué de classe était élu.
On découvrit un nouveau mot : autodiscipline. Il ne fallait plus brimer les enfants, il fallait leur apprendre à se gérer. « Il est interdit d’interdir »
D’autres parlait de laxisme.
Il soufflait un vent de liberté.
Les femmes prenait la pilule.
Il fallait libérer la parole, se tutoyer.
Les hippies, la non-violence, « faites l’amour pas la guerre »…
Que nous reste-t-il de mai 68 ?
Des femmes libérées, exigeantes ?
Des hommes paumés qui cherchent leur place ?
Des enfants-rois ?
« Sous les pavés la plage » ?
Les pavés ont peu à peu disparu et, dessous, nous cherchons toujours la plage…
Myrte- Kaléïd'habitué
- Humeur : Curieuse
Re: A. Mon mai 68
Je préfère rester un peu en retrait
Mais moi aussi j'aime ta conclusion!
Mais moi aussi j'aime ta conclusion!
Zéphyrine- Modératrice écriture libre
- Humeur : Méditerranéenne
Re: A. Mon mai 68
L'évolution est bien racontée: non seulement la tienne mais celle des mentalités. Très intéressant.En Belgique il n'y eut pas vraiment ce mouvement contestataire.
Charlotte- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: A. Mon mai 68
Beaucoup aimé la façon dont tu décris la difficulté du déracinement cumulée avec celle d'un corps qui se transforme. Cette partie du texte est rendue avec beaucoup de vérité et de fraîcheur. Merci !
Et la peinture de tes parents est aussi brossée avec beaucoup de naturel et de précision.
Et la peinture de tes parents est aussi brossée avec beaucoup de naturel et de précision.
Kz- Kaléïd'habitué
- Humeur : bonne
Re: A. Mon mai 68
Que de bouleversements pour toi dans ces années-là ! Ta chronique des évènements montre bien le déroulement des évènements et ses retentissements sur la vie quotidienne.
Nerwen- Modératrice
- Humeur : Légère
Re: A. Mon mai 68
En lisant les passages sur la vie courante de la fin des années soixante je me suis retrouvée entre les roudoudous et un père inconditionnel de De Gaulle, les blouses et les soquettes ! Mai 68 ne nous a touchées que par ricochet. Très jolie conclusion.
Martine27- Kaléïd'habitué
- Humeur : Carpe diem
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