A : Une année de perdue
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Charlotte
Kz
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A : Une année de perdue
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Mai 68 ? Si je devais faire court, je dirais simplement : "une année de perdue !"
J'avais 22 ans à ce moment là, et j'étais en deuxième année de droit à Nanterre. C'est là que tout a commencé aux alentours du mois de janvier.. Je me rappelle très bien avoir vu Cohn-Bendit et consorts animer des assemblées générales d'amphis parfaitement noyautées. N'étant pas particulièrement politisé, la seule chose que je voyais était que l'atmosphère ne portait pas au travail. Et puis à la longue s'accumulait une lassitude devant le désordre ambiant.
A cette époque là, aller suivre les cours à Nanterre représentait un réel déplacement. Il me fallait une demi-heure pour rejoindre la gare St Lazare - j'habitais alors Paris -, puis une bonne vingtaine de minutes de train et enfin le parcours à pied de la gare de Nanterre jusqu'à la faculté. De temps en temps je pouvais emprunter la 2CV familiale, mais c'était plutôt rare.
Cela dit, il n'y avait que demi-mal. J'étais amoureux de celle qui allait devenir ma femme et comme elle suivait des cours à la faculté d'Anglais. nous faisions le trajet ensemble. Nous avions aussi un ami d'un groupe de jeunes auquel nous appartenions qui pouvait facilement emprunter la Porsche de sa mère. Il nous arrivait donc de faire la route à trois.
Pour arriver à la faculté nous prenions un raccourci qui nous faisait traverser le bidonville de Nanterre. La traversée de cet espace de pauvreté en Porsche avait un côté surréaliste dont nous nous accomodions fort bien. L'important n'était-il pas de gagner cinq minutes de sommeil en réduisant le temps de trajet ?
A cette période, j'avais obtenu par un de mes beaux-frères de pouvoir gagner un peu d'argent de poche en faisant des vacations au Centre d'Etudes des Revenus et des Coûts, un organisme de statistiques voulu par le Général de Gaulle. Cela me prenait une ou deux après-midi par semaine, c'était parfait et parfaitement inintéressant. Mais cela me donnait les moyens d'inviter ma fiancée au restaurant, de l'emmener au cinéma, bref, de faire le "jeune homme".
Dans les années 60, une année de droit demandait, outre la présence aux travaux pratiques, deux ou trois mois de travail réel. La présence physique au cours était d'autant moins requise qu'il y avait des polycopiés. Compte tenu des évènements à la faculté, de ma faible propension au travail, et du temps passé avec ma "promise", je n'ai pas réussi mon examen de fin d'année.
Les événements eux-mêmes ne m'ont pas beaucoup marqués. Ma fiancée avait deux frères de notre âge infiniment plus impliqués. L'un était "Marxiste-Léniniste tendance Yunnan", ça ne s'invente pas, l'autre beaucoup plus "Sciens Po", mais en rébellion contre son père. Comme ma fiancée faisait en plus de sa licence d'anglais, une licence de Chinois, les discussions sur la pensée de Mao allaient bon train sans altérer réellement ma bonne humeur. Comme dit Confucius, "sans principes communs, ce n'est pas la peine de discuter."
Reste que la violence des manifestations m'inquiétait comme tout un chacun.
Un de mes cousins habitait le quartier latin et il me racontait la réalité des événements dont il était témoin de son balcon. La plupat des manifestations tournaient autour du bd St Michel. Les CRS et les manifestants jouaient à "attrape-moi si tu peux" jusque vers 22/23 heures. A partir de là, la Gendarmerie Mobile entrait en scène, bouclait toutes les rues sauf une pour permettre aux manifestants de se retirer et ce jusque vers deux heures du matin où la dernière porte de sortie était bouclée et tous les manifestants embarqués de gré ou de force.
Il fallait qu'à quatre heures du matin les services de la voirie puissent intervenir pour nettoyer les barricades et rétablir un semblant d'ordre pour les riverains.
Je n'ai jamais participé à aucune manifestation contrairement à mon futur beau-frère qui les faisait plus ou moins toutes mais avait la sagesse de savoir se retirer à temps.
Ma future femme aurait aimé y aller "pour voir", ce à quoi je lui ai répondu qu'on ne "manifestait pas pour voir" ou on s'impliquait ou on n'y allait pas. Les risques d'être blessés n'étaient pas négligeables, ce qu'à mon avis elle n'appréciait pas bien.
En parallèle des mouvements d'étudiants se développaient des grèves importantes dans le monde du travail. Pour le peu que je puisse en juger la jonction ouvriers-étudiants ne s'est jamais vraiment réalisée et j'ai tout à fait le sentiment, encore aujourd'hui, que la CGT et le pouvoir ont fini par s'entendre. Après tout les syndicats savent mieux que quiconque comment gérer une grève.
Il est intéressant de noter qu'à aucun moment l'outil de travail n'a fait l'objet de sabotages. Le principe de réalité s'est de bout en bout appliqué sur cette évidence qu'après les "événements" il faudrait bien que les usines se remettent à tourner.
Et puis il y a eu le choc du départ du Général de Gaulle à Baden-Baden qui aura été un "coup" politique magistral.
Il fallut donc sortir de cette crise et ce fut fait au travers des accords de Grenelle.
Je visitai dernièrement une exposition sur mai 68 en Alsace et restait désarmé devant la continuité parfaite des slogans d'aujourd'hui par rapport à ceux d'hier. En gros "sus au capitalisme", "CRS=SS", "droit à l'emploi", "Education, gouvernement incompétent", "Vive la révolution", etc, etc.
Deux problèmes au moins restent complètement occultés : la diminution d'un nombre massif d'emplois à la suite des progrès de l'intelligence artificielle. Ce sera vrai notamment dans la banque, l'assurance, la santé et les transports. Et le développement de ce qui se pratique déjà en Chine en terme de contrôle des populations.
Faut-il pour autant être pessimiste, je ne le pense pas. Des progrès considérables ont été faits dans la lutte contre la faim. Le nombre de morts par faits de guerre est en constante diminution depuis 70 ans. La conscience écologique progresse de façon importante ne serais-ce qu'en Chine, etc, etc.
Cela dit de nouveaux équilibres vont se faire jour et si je suis convaincu que l'humanité va continuer de progresser il ne fait pour moi aucun doute que nous ne serons pas forcément les gagnants des changements qui vont se présenter. Si les choses se font progressivement, il n'y aura que demi mal.
Il convient donc de s'y préparer sinon collectivement du moins individuellement. Je garde pour ma part quelques "règles de vie" à mettre en pratique : vivre aussi simplement que possible, privilégier la qualité de l'instant présent et travailler sur soi. Tout un programme qui ne va pas sans méandres ni errances, mais comme disait Sénèque : "Il n'y a pas de vents contraires à celui qui connaît son port."
Mai 68 ? Si je devais faire court, je dirais simplement : "une année de perdue !"
J'avais 22 ans à ce moment là, et j'étais en deuxième année de droit à Nanterre. C'est là que tout a commencé aux alentours du mois de janvier.. Je me rappelle très bien avoir vu Cohn-Bendit et consorts animer des assemblées générales d'amphis parfaitement noyautées. N'étant pas particulièrement politisé, la seule chose que je voyais était que l'atmosphère ne portait pas au travail. Et puis à la longue s'accumulait une lassitude devant le désordre ambiant.
A cette époque là, aller suivre les cours à Nanterre représentait un réel déplacement. Il me fallait une demi-heure pour rejoindre la gare St Lazare - j'habitais alors Paris -, puis une bonne vingtaine de minutes de train et enfin le parcours à pied de la gare de Nanterre jusqu'à la faculté. De temps en temps je pouvais emprunter la 2CV familiale, mais c'était plutôt rare.
Cela dit, il n'y avait que demi-mal. J'étais amoureux de celle qui allait devenir ma femme et comme elle suivait des cours à la faculté d'Anglais. nous faisions le trajet ensemble. Nous avions aussi un ami d'un groupe de jeunes auquel nous appartenions qui pouvait facilement emprunter la Porsche de sa mère. Il nous arrivait donc de faire la route à trois.
Pour arriver à la faculté nous prenions un raccourci qui nous faisait traverser le bidonville de Nanterre. La traversée de cet espace de pauvreté en Porsche avait un côté surréaliste dont nous nous accomodions fort bien. L'important n'était-il pas de gagner cinq minutes de sommeil en réduisant le temps de trajet ?
A cette période, j'avais obtenu par un de mes beaux-frères de pouvoir gagner un peu d'argent de poche en faisant des vacations au Centre d'Etudes des Revenus et des Coûts, un organisme de statistiques voulu par le Général de Gaulle. Cela me prenait une ou deux après-midi par semaine, c'était parfait et parfaitement inintéressant. Mais cela me donnait les moyens d'inviter ma fiancée au restaurant, de l'emmener au cinéma, bref, de faire le "jeune homme".
Dans les années 60, une année de droit demandait, outre la présence aux travaux pratiques, deux ou trois mois de travail réel. La présence physique au cours était d'autant moins requise qu'il y avait des polycopiés. Compte tenu des évènements à la faculté, de ma faible propension au travail, et du temps passé avec ma "promise", je n'ai pas réussi mon examen de fin d'année.
Les événements eux-mêmes ne m'ont pas beaucoup marqués. Ma fiancée avait deux frères de notre âge infiniment plus impliqués. L'un était "Marxiste-Léniniste tendance Yunnan", ça ne s'invente pas, l'autre beaucoup plus "Sciens Po", mais en rébellion contre son père. Comme ma fiancée faisait en plus de sa licence d'anglais, une licence de Chinois, les discussions sur la pensée de Mao allaient bon train sans altérer réellement ma bonne humeur. Comme dit Confucius, "sans principes communs, ce n'est pas la peine de discuter."
Reste que la violence des manifestations m'inquiétait comme tout un chacun.
Un de mes cousins habitait le quartier latin et il me racontait la réalité des événements dont il était témoin de son balcon. La plupat des manifestations tournaient autour du bd St Michel. Les CRS et les manifestants jouaient à "attrape-moi si tu peux" jusque vers 22/23 heures. A partir de là, la Gendarmerie Mobile entrait en scène, bouclait toutes les rues sauf une pour permettre aux manifestants de se retirer et ce jusque vers deux heures du matin où la dernière porte de sortie était bouclée et tous les manifestants embarqués de gré ou de force.
Il fallait qu'à quatre heures du matin les services de la voirie puissent intervenir pour nettoyer les barricades et rétablir un semblant d'ordre pour les riverains.
Je n'ai jamais participé à aucune manifestation contrairement à mon futur beau-frère qui les faisait plus ou moins toutes mais avait la sagesse de savoir se retirer à temps.
Ma future femme aurait aimé y aller "pour voir", ce à quoi je lui ai répondu qu'on ne "manifestait pas pour voir" ou on s'impliquait ou on n'y allait pas. Les risques d'être blessés n'étaient pas négligeables, ce qu'à mon avis elle n'appréciait pas bien.
En parallèle des mouvements d'étudiants se développaient des grèves importantes dans le monde du travail. Pour le peu que je puisse en juger la jonction ouvriers-étudiants ne s'est jamais vraiment réalisée et j'ai tout à fait le sentiment, encore aujourd'hui, que la CGT et le pouvoir ont fini par s'entendre. Après tout les syndicats savent mieux que quiconque comment gérer une grève.
Il est intéressant de noter qu'à aucun moment l'outil de travail n'a fait l'objet de sabotages. Le principe de réalité s'est de bout en bout appliqué sur cette évidence qu'après les "événements" il faudrait bien que les usines se remettent à tourner.
Et puis il y a eu le choc du départ du Général de Gaulle à Baden-Baden qui aura été un "coup" politique magistral.
Il fallut donc sortir de cette crise et ce fut fait au travers des accords de Grenelle.
Je visitai dernièrement une exposition sur mai 68 en Alsace et restait désarmé devant la continuité parfaite des slogans d'aujourd'hui par rapport à ceux d'hier. En gros "sus au capitalisme", "CRS=SS", "droit à l'emploi", "Education, gouvernement incompétent", "Vive la révolution", etc, etc.
Deux problèmes au moins restent complètement occultés : la diminution d'un nombre massif d'emplois à la suite des progrès de l'intelligence artificielle. Ce sera vrai notamment dans la banque, l'assurance, la santé et les transports. Et le développement de ce qui se pratique déjà en Chine en terme de contrôle des populations.
Faut-il pour autant être pessimiste, je ne le pense pas. Des progrès considérables ont été faits dans la lutte contre la faim. Le nombre de morts par faits de guerre est en constante diminution depuis 70 ans. La conscience écologique progresse de façon importante ne serais-ce qu'en Chine, etc, etc.
Cela dit de nouveaux équilibres vont se faire jour et si je suis convaincu que l'humanité va continuer de progresser il ne fait pour moi aucun doute que nous ne serons pas forcément les gagnants des changements qui vont se présenter. Si les choses se font progressivement, il n'y aura que demi mal.
Il convient donc de s'y préparer sinon collectivement du moins individuellement. Je garde pour ma part quelques "règles de vie" à mettre en pratique : vivre aussi simplement que possible, privilégier la qualité de l'instant présent et travailler sur soi. Tout un programme qui ne va pas sans méandres ni errances, mais comme disait Sénèque : "Il n'y a pas de vents contraires à celui qui connaît son port."
Kz- Kaléïd'habitué
- Humeur : bonne
Re: A : Une année de perdue
Très intéressant. Ta lucidité m'impressionne.
Charlotte- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: A : Une année de perdue
J'aime les détails très personnels de ton texte : ta vie d'étudiant, le trajet à Nanterre en train, en 2CV ou dans la Porsche de ton ami, la traversée du bidonville car ce sont des signes de cette l'époque. Tu étais au coeur des évènements, même si tu n'y participais pas et tu en fais une analyse beaucoup plus adulte que la mienne ( j'étais adolescente) et j'apprécie ta conclusion.
Myrte- Kaléïd'habitué
- Humeur : Curieuse
Re: A : Une année de perdue
Curieuse coïncidence : nous avions toi et moi, exactement le même âge ... J'était tout jeune marié et tu étais amoureux de ta future femme.
Là s'arrêtent les points communs : de ta situation d'étudiant en région parisienne à mon emploi d'OS dans la chaudronnerie dans une petite ville de province, il y a une grande distance pas seulement kilométrique ...
Dans notre ville, à l'époque, il n'y avait pas d'étudiants, seulement des lycéens ...
En revanche, les ouvriers étaient très nombreux : métallurgie, et d'autres comme Phillips, TRT, ou encore (à Tulle) la "Manu" qui fabriquait de l'armement, et beaucoup d'industries dans des domaines très divers.
Quand tu dis "la CGT et le Gouvernement ont fini par s'entendre", je crois que c'était grandement dû à la puissance du mouvement syndical et peut-être aussi parce que le pouvoir politique et le patronat étaient moins aguerris en matière de communication et ce que tu appelles
Me semble-t-il ce qui est à mettre à l'actif de Mai 68, c'est avec les droits acquis et la prise de conscience, l'éclosion de générations d'ouvriers et étudiants qui sont devenus des militants syndicaux et politiques.
Comme vingt ans plus tôt, la Résistance avait amené des générations à devenir des dirigeants : il y en avait dans le Gouvernement et à l'AN et beaucoup dans les syndicats et partis politiques de gauche.
Des soixante huitars grand révolutionnaires et donneurs de leçons ont mis de l'eau, beaucoup d'eau dans leur vin, mais ceci est une autre histoire ...
Là s'arrêtent les points communs : de ta situation d'étudiant en région parisienne à mon emploi d'OS dans la chaudronnerie dans une petite ville de province, il y a une grande distance pas seulement kilométrique ...
Dans notre ville, à l'époque, il n'y avait pas d'étudiants, seulement des lycéens ...
En revanche, les ouvriers étaient très nombreux : métallurgie, et d'autres comme Phillips, TRT, ou encore (à Tulle) la "Manu" qui fabriquait de l'armement, et beaucoup d'industries dans des domaines très divers.
Quand tu dis "la CGT et le Gouvernement ont fini par s'entendre", je crois que c'était grandement dû à la puissance du mouvement syndical et peut-être aussi parce que le pouvoir politique et le patronat étaient moins aguerris en matière de communication et ce que tu appelles
contrôle des populations.
Me semble-t-il ce qui est à mettre à l'actif de Mai 68, c'est avec les droits acquis et la prise de conscience, l'éclosion de générations d'ouvriers et étudiants qui sont devenus des militants syndicaux et politiques.
Comme vingt ans plus tôt, la Résistance avait amené des générations à devenir des dirigeants : il y en avait dans le Gouvernement et à l'AN et beaucoup dans les syndicats et partis politiques de gauche.
Des soixante huitars grand révolutionnaires et donneurs de leçons ont mis de l'eau, beaucoup d'eau dans leur vin, mais ceci est une autre histoire ...
catsoniou- Kaléïd'habitué
- Humeur : couci - couça
Re: A : Une année de perdue
J'aime beaucoup ta conclusion, je voudrais m'en inspirer...De plus tu écris très bien!
Zéphyrine- Modératrice écriture libre
- Humeur : Méditerranéenne
Re: A : Une année de perdue
Super intéressant ton texte qui permet de découvrir à la fois de l'intérieur mais légèrement en retrait l'histoire du mai 68 des étudiants
Martine27- Kaléïd'habitué
- Humeur : Carpe diem
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