La tête sous l’eau

Il restera quoi du futur quand vous serez retournés dans le passé ? C’était une des formules énigmatiques par lesquelles la femme sur sa tribune scotchait son auditoire. Et aussi « L’obscurité ne peut chasser l'obscurité, seule la lumière le peut" Ici, l’obscurité était dans les cerveaux et la lumière  resplendissait  si bien de bleu qu’on n’y voyait précisément plus que du bleu. C’était en ce joli moi de mai, l’attraction nationale. « Le tunnel magique » ! La saltimbanque branque vantait sa camelote avec un bagout de Camelot du Roy. Pour un centime d’euro, le prix d’un bulletin de vote, elle vous promettait un monde merveilleux, un voyage dans le temps, un retour vers le passé, au bon vieux temps bien de chez nous, où tout n’était qu’ordre et beauté, loin de la cour des miracles de la République multiculturelle multicolorée et des requins de la Finance apatride.

Monsieur Benoît était séduit. Il monta résolument dans l’habitacle, pas plus grand qu’un isoloir, qui se balançait sur le flot. A peine était-il assis qu’une énorme vague bleue emporta le tout dans le tunnel. Par une lucarne de la taille d’un poste de télé, Monsieur Benoît pouvait contempler ce qui se passait à l’extérieur. La bateleuse n’avait pas menti : il vit défiler à toute vitesse la fin du millénaire précédent puis son début. Là, l’engin ralentit, histoire de vous faire admirer  les beautés de la France coloniale et de l’Algérie française. Un moment plus tard, l’engin  s’arrêta presque. Monsieur Benoît entendit un brouhaha au dehors et vit une populace en pantalons rayés et bonnets phrygiens derrière laquelle la guillotine tendait ses moignons vers un ciel rougeoyant. Pourvu qu’on ne s’arrête pas là ! Mais non, par bonheur, le voyage se poursuivait et on arriva, ô joie, dans l’Ancien Régime. Les têtes couronnées des dynasties françaises défilaient. Mais… mais, on en était déjà à Clovis, il était peut-être temps de s’arrêter ! Au contraire, le mouvement s’accéléra, avec de temps à autre un ralentissement pour montrer une étape intéressante, ainsi cette vision d’une tribu de néanderthaliens vêtus de peaux de bêtes menés par un chef borgne, mâchoire carrée et brandissant une massue. Monsieur Benoît eut à peine le temps de se dire qu’il lui rappelait quelqu’un que c’était reparti.

Maintenant l’engin traversait l’époque des dinosaures et autres fossiles. Mais Jusqu’où, plutôt jusqu’à quand irait-il ? Monsieur Benoît réalisa qu’à présent les eaux l’entouraient de toutes parts. L’habitacle s’était mué en sous-marin s’enfonçant dans les profondeurs sous-marines. Enfin le mouvement s’arrêta, la porte s’ouvrit et l’eau salée pénétra à l’intérieur. Monsieur Benoît eut la surprise de constater qu’il respirait correctement dans cet environnement car des branchies palpitaient à la base de sa tête. Tête dans laquelle il se passait des choses bizarres. Il sentait que son cerveau se contorsionnait et rétrécissait jusqu’à revenir à ce cerveau reptilien de nos très anciens ancêtres des premières marches de l’Evolution. Ce cerveau reptilien dominé par l’agressivité. Et autant qu’il put se le dire, Monsieur Benoît, désormais créature mi-poisson mi-batracien,  se dit que l’agressivité, il en aurait bien besoin car une bande de requins, qui n’étaient pas de la Finance mais tout aussi menaçants, s’avançait vers lui.

Un conte ? Une fable moderne ?
Terrifiant, Tober !
Tu frappes fort et juste !
Comme un cocon, se dévide l'Histoire dans un premier temps....et puis le texte monte en intensité avec la chute !  

Terrifiant en effet, à peine surréaliste. Ne sommes nous pas entrain de détruire tous ce que "l'homme fut de grand et de sublime" ?
En remontant le cours du fleuve "histoire", nous pouvons mesurer tout ce que nous allons laisser perdre. Tu as raison Tober: un cerveau reptilien, voilà ce à quoi veulent nous réduire ces gens qui prétendent detenir la vérité et se chargent de faire l'opinion. Quant à ceux qui en profitent, qu'ils prennent garde aux lendemains qui déchantent.

Quelle incroyable imagination tu as Tober!
Revenir aux origines, remonter le temps à la vitesse de la lumière presque, je ne trouve pas cela si terrifiant que ça, bien au contraire, c'est assez exaltant.   

Le présent, le réel, l'imaginaire se mélangent, j'ai complètement plongé dans ton texte.
J'adore la fin, je ne m'y attendais pas du tout !   

C'est excellent!
Et je ne peux m'empêcher de faire un lien avec l'actualité récente en France.

Superbe, j'ai bu l'eau salée avec monsieur Benoit. Je me suis laissée empoter par tes mots.

Exraordinaire retour en arrière . La morale de ta fable au risque de décevoir ceux qui disent toujours le contraire : c'est mieux maintenant.

Merci pour vos commentaires ;

madeleinedeproust a écrit:C'est excellent!
Et je ne peux m'empêcher de faire un lien avec l'actualité récente en France.

En lisant ce sujet proposé le lendemain de l’actualité en question, et tunnel et obscurité aidant, j’ai fait moi aussi  le lien ; j’ai même cru que c’était ce qui avait inspiré le sujet, en quoi je me trompe peut-être. Si je n’ai nommé personne pour que cela reste une fable, j’ai multiplié les allusions, certaines précises, d’autres plus approximatives et qui n’ont pas nécessairement été reconnues.

Et excusez-moi d’avoir mis la phrase de Martin Luther King dans la bouche de quelqu’un qui ne partage pas exactement les mêmes valeurs. En fait j’ai beaucoup de mal à écrire sur ce genre de phrase édifiante, raison pour laquelle j’ai cherché à m’en débarrasser au tout début du texte. D’ailleurs, privée de son contexte, cette phrase m’a fait l’effet d’un truisme se prêtant bien à un traitement « absurde »

Excellente idée que ce voyage dans le temps proposé par une vendeuse de chimères, je me suis laissée embarquer avec monsieur Benoit et je lui souhaite bien du courage mais somme toute il n'en aura pas plus besoin qu'aujourd'hui et son cerveau reptilien l'aidera. Un très bon texte selon moi.

Tober a écrit: j’ai même cru que c’était ce qui avait inspiré le sujet, en quoi je me trompe peut-être

Tu ne te trompes pas   

Excellent ce texte Tobermory !