Madame Sans - Gêne

Masque à souder d'une main, APN dans l'autre, le rendez-vous du soleil et de la lune ne m'échappera  pas. Pas  de point culminant  dans la cour,    mais si les nuages consentent à se dissiper, on va voir ce qu'on va voir.

Sans autorisation préalable, d'un lieu que je ne peux partager,  un intrus occupe une place prépondérante : sur la ligne électrique, l'ineffable tourterelle. Un patronyme lui conviendrait fort bien : Madame Sans-Gêne !

Du haut de la parabole de la télé, juchée sur le poteau EDF, elle nargue Salsa qui, vainement par des aboiements furieux, tente  de l'en chasser. Gribouille en vadrouille, rentre bredouille : dame tourterelle ne figurera pas au menu du jour. Et le rituel se renouvelle sans cesse vu la longévité  de l'oiselle.

Aujourd'hui, l'audacieuse franchit un cap inattendu :

- Je peux voir l'éclipse avec ton masque, me demande-t-elle ? Au pays de cats, tout est permis, n'est-ce pas, tu n'es donc pas surpris  de m'entendre causer autrement que par roucoulements répétitifs…

- Je vous en prie, faites donc, Madame Sans-Gêne. Cependant, en contrepartie,  de votre voix claire, j'aimerais connaître votre version du litige avec le coucou. En son temps, ma maman me disait …

- Ah ! la télé avait raison, m'interrompt-elle, le Limousin n'a droit qu'à une éclipse partielle.

- Parce qu'en plus, tu regardes la télé ?

- Avant toi,  quand je me perche sur ta parabole, mais au fil des ans, ça se détériore grave !  Les navets y poussent mieux que dans ton jardin !

- D'ailleurs, tu n'aimes pas les navets, mais le blé des poules …

- Oui, à ce propos, je te prierai de revenir au maïs concassé, j'ai du mal avec les grains entiers. Au fait,  que disait ta mère à propos du coucou ?

- Elle prétendait qu'il s'enfuyait dès qu'il t'entendait  répéter  ''quaurtou'',  ''quaurtou''  parce que tu lui réclamais en boucle le quarton *  de blé emprunté l'année précédente. Autrement dit, il fuyait dès ton arrivée printanière.

- Oui, mais ça, c'était avant …

- Avant ?

- Quand la migration  nous conduisait de Turquie en Europe  et vice versa selon les saisons.  A partir des années cinquante, on a décidé de se sédentariser selon les dires de ma mère qui tenait cela de sa grand-mère. Parce que, vois-tu, cats, chez nous, la tradition orale, ça existe aussi !

- Et vous avez choisi notre région. Je ne sais pas si je dois m'en féliciter. Un jour, j'ai compté 21 tourterelles perchées  sur le fil électrique du jardin qui lorgnaient le blé des poules. Un repas de famille, je suppose ?

- Ah, c'était le bon temps ! Mais comme, chez vous, les agapes familiales, ça se perd !

- Tu m'en vois navré ! Quoique pour ma réserve de blé …

- Toujours à se lamenter, ces humains ! Je vais tout de même te récompenser en te donnant notre version du coucou, ce malotru.

- Je suis toute ouïe …

« Le coucou est un débiteur qui refuse de s'acquitter : on dit en Bas-Limousin que n'ayant plus de blé, il emprunta à la tourterelle, en promettant de lui rendre à la moisson, mais quand elle fut faite, il s'en alla sans  l'avoir restitué. De là est venu le dicton :

- Cette version te va comme un gant ! Je te félicite pour ta prononciation en patois, c'est devenu si rare.

- Merci ! Merci pour le prêt du masque. Sans toi, j'aurais raté l'éclipse. A la revoyure !

Et à tire d'aile, non sans roucouler d'aise, dame Sans-Gêne s'éclipsa …

 
*  Quarton : ancienne mesure agraire en Limousin, 25 à 30 litres
** A la première javelle, le coucou quitte la terre