Je suis une citoyenne méritante

**catsoniou** Mer 29 Avr - 7:49

Nom et prénom: TEILLARD Maria
âge: 40 ans
Profession: paysanne
Milieu social: campagne limousine
Ville: Ligneyrac

- Les filles, demain matin, je compte sur vous pour mettre de côté vos disputes et préparer la soupe pour midi. Et vous surveillerez les petits …

- Oui ! On sait, demain matin, tu vas voter ! Tu sais comment tu vas faire au moins ? Mais je suis bête : le papa te dira, précise une des deux gamines qui commence à être grandette.

- Le papa, il fera comme il voudra. Demain, il ne va pas me commander !

- De toutes manières, t'as pas le choix, il n'y a qu'une liste.

- Parce que tu es au courant ?

- Tu parles, à l'école, ça cause : le Jeannot, la Marie-Paule, les deux Maurice, Charles, Dédée, ils ont leur père ou grand-père candidat. Il y a en a même qui sont élus depuis avant la guerre.

- Hé, les Demoiselles je sais-tout, qu'est-ce qu'il y a de particulier à cette élection ?

- L'institutrice, elle nous l'a dit : c'est la première fois que les femmes vont voter et même qu'il y a longtemps que certaines luttaient pour obtenir ce droit …

- Dans les villes, oui, mais à la campagne, les femmes, on ne s'est pas trop manifestées. Dans notre commune, il y a quand même quelque chose en plus, et ça, c'est quoi, à votre avis ?

- Joséphine ! Répond la cadette sans hésitation.

- A part la cantine scolaire et l'épicerie tabac, qu'est-ce qu'elle fait, Joséphine ?

- Elle est au Conseil Municipal depuis le mois de novembre dernier … Mais on n'a pas bien compris pourquoi. Tu le sais, toi, Maman ?

- Joséphine siège au Conseil Municipal parce qu'elle a été désignée d'office en raison de sa situation de veuve de guerre. Et puis, peut-être aussi parce qu'elle est très appréciée …

Et la mère se laisse aller à des confidences à ses filles :

« Enfin, un droit qui nous est accordé. C'est sûr que je vais aller voter. Je crois avoir bien travaillé pour la France. J'ai déjà fait huit gosses ; avec ma machine et mon tricotage à façon, je gagne quelques sous qui sont les bienvenus ; ça rend bien service aux gens. Et avec mon homme, on en a dépanné des réfugiés avec des tourtes de pain, des œufs, de la farine, même qu'on n'a pas abusé en vendant trop cher les produits de la ferme. Oui, je suis une citoyenne méritante et mon droit, je vais l'utiliser !

Depuis la loi de 1938, on nous paye les allocations familiales ; ça nous a permis de faire les réparations à la maison ; c'était pas sans besoin ! Mais il y a eu la guerre, elle se termine enfin : avec le père, on croit que ça va changer …

C'est égal quand même … Ça me fait tout drôle d'aller voter comme les hommes. Et alors pour ma mère qui approche les 70 ans, je vous dis pas : elle apprécie ! Quand j'étais comme vous, les filles, elle a du se bagarrer pour me faire aller à l'école laïque de Cavagnac quand le curé et les bonnes sœurs nous menaient la vie dure à nous, enfants de métayers. J'ai eu mon certificat en 1917 et aujourd'hui, vous autres, vous allez à l'école jusqu'à 14 ans. Tant mieux !

On n'est jamais trop savants pour comprendre ce qui se passe. Tenez par exemple, cette élection municipale, vous avez vu les noms des candidats, vous les connaissez tous, ce sont des paysans comme nous… »

- Oui, mais pourquoi, il y autre chose sur les bulletins de vote, l'interrompt une des filles ? Qu'est-ce que ça veut dire MRP pour Léon , UFF pour Joséphine ?

- Mouvement Républicain Populaire, Union des Femmes Françaises, et il y a aussi radical-socialiste, communiste, républicain indépendant, indépendant républicain. Ça fait encore plus d'étiquettes que dans la boutique d'épicerie de la Joséphine quand il y avait encore de tout dans sa boutique.

- Oui, c'est comme le café, il y a plusieurs marques, mais c'est toujours du café. Quand est-ce qu'on aura du vrai café ?

- Quand on en aura fini avec le rationnement et ses tickets, précise la mère. Mais j'espère qu'avec leurs étiquettes différentes, nos conseillers municipaux, ils vont pas palabrer sans arrêt sur des broutilles. Heureusement, on aura la Joséphine pour leur remettre les montres à l'heure. J'espère que les hommes vont voter pour elle, la seule femme.

Joséphine fut élue le 29 avril 1945 et siégea jusqu'en 1959, seule femme dans ce conseil qui comptait 11 élus. La tradition se perpétua ensuite avec Marie sa fille, élue de 1959 à 1971 et ensuite Jeannette, petite-fille de Joséphine élue, toujours seule femme en 1983. Merci à elle qui a rafraîchi ma mémoire. On l'aura compris, Maria, c'était ma maman ... L'année suivante, elle mettait au monde le petit dernier, neuvième de la fratrie.

**Escandélia** Jeu 30 Avr - 15:36

Quelle femme méritante en effet !

**Amanda.** Jeu 30 Avr - 16:36

Une grande dame qui " en" avait ! clap

**Nerwen** Jeu 30 Avr - 18:59

Un témoignage de première main, très documenté et plein d'émotion. Bravo à Maria qui avait si bien compris les enjeux. Prosterne

**AlainX** Jeu 30 Avr - 19:09

Les exceptions confirment la règle....

**Charlotte** Ven 1 Mai - 11:23

Beau et émouvant témoignage.Et c'était toi le neuvième ?

**tobermory** Ven 1 Mai - 12:02

Belle histoire de paysans et citoyens responsables et progressistes, avec un fort parfum d’authenticité. Les dialogues (presque tout le texte en fait) n’est pas du tout pesant ou lourdement didactique comme il aurait pu l’être ; très vivant au contraire et avec de belles pointes d’humour, comme :

Belle histoire de paysans et citoyens responsables et progressistes, avec un fort parfum d’authenticité. Les dialogues (presque tout le texte en fait) n’est pas du tout pesant ou lourdement didactique comme il aurait pu l’être ; très vivant au contraire et avec de belles pointes d’humour, car ces gens ont aussi de l'esprit :
Ça fait encore plus d'étiquettes que dans la boutique d'épicerie de la Joséphine quand il y avait encore de tout dans sa boutique.
Le MRP : certains prétendaient que ça voulait dire Machine à Ramasser les Pétainistes Je sors

**catsoniou** Ven 1 Mai - 22:02

Charlotte écrit :

Et c'était toi le neuvième ?

Cela va de soi ...

Le paradoxe, c'est que dans cette commune, je n'ai voté qu'une seule fois, et cela devait être en 1968 quand De Gaulle a dissous l'Assemblée Nationale, ce qui a été suivi d'une vague bleue sans précédent paprès les mouvements de mai ...

Toujours, dans cette commune, les tensions ne se sont pas apaisées : ci-dessous, une banderole qui était encore présente avant-hier relative à une salle des fêtes construite attenant à l'ancienne école et qui à mon sens, a provoqué un nouveau changement de majorité municipale en 2014.

Je suis une citoyenne méritante Rando_10

Je suis une citoyenne méritante Rando_10

L'ironie de l'histoire, c'est que l'opposition ancienne maintenant au pouvoir ne sait plus que faire de cette banderole et du procès qu'elle avait intenté ...

Les élections municipales dans cette commune me rappellent un peu Clochemerle et amis kaléïdoplumien(ne)s, si ce type d'histoire (un certain curé y joua un rôle capital dans les années 50) surveillez la rubrique "écriture libre". Toutefois, c'est promis, je ne dépasserais pas les limites permises par Notre Seigneur (lol) mais cela me ferait du bien de partager ce que je sais de cette commune - vérifiée encore de visu avec documents à l'appui avant-hier avec la petite-fille de Joséphine - .

**Admin** Sam 2 Mai - 14:57

Ton récit est d'autant plus intéressant que tu y parles d'une femme que tu as connu, ainsi que ses descendants. C'est plus de l'histoire qu'une histoire parmi d'autres au final et c'était très intéressant à lire (je ne savais pas pour la liste unique !)
J'irai lire l'espace écriture libre pour en savoir plus sur cette banderole et ces histoires de clochers Bravo