L’intervention

Fred enrageait ; écolo pur et dur, il s’était établi en pleine cambrousse pour respirer l’air pur et jouir des beautés de la nature, et voilà qu’après cinq ans de vie bucolique,  un lotissement s’était construit  juste à côté. Avec  bien sûr une route pour le desservir. Une route qui passait à quelques mètres de sa propriété. Une route carrossable. Carrossable, un terme séduisant, évocateur de trots de chevaux et de brave citrouille cultivée sans pesticide. Sauf que les carrosses en question étaient des engins laids, bruyants et puants. Les nouveaux occupants travaillaient en grande majorité à la ville à peine distante d’une dizaine de kms, mais pas question qu’ils se rendent à leur boulot par le GR qui pourtant passait à proximité. Non, il leur fallait leur sacro-sainte bagnole pour l’absurde et quotidien  yoyo : boulot-dodo/dodo-boulot.

Bref, l’existence de Fred était diablement et irrémédiablement gâchée. A peine commençait-il à écouter le bourdonnement d’une abeille que tonnait une pétarade de voiture. Et Inutile de chercher à s’enivrer des senteurs agrestes, car c’était les miasmes délétères des gaz d’échappement qui s’engouffraient dans vos narines. Les bagnoles, c’étaient elle les responsables de toutes les tares de la vie moderne. Et si on y réfléchissait bien, cette situation était programmée depuis qu’un Neandertal, un Cro-Magnon, un homo habilis, sapiens ou qui que ce soit d’autre, avait inventé la roue. Ah, si Fred l’avait eu sous la main celui-là !

L’occasion inespérée se présenta lorsque Fred reçut une lettre de l’une de ses connaissances, Dylan, une sorte d’ermite, ex-ingénieur dans les transports, retiré dans la montagne, et qui passait son temps en mystérieuses recherches. Il annonçait qu’il avait inventé un Transtemps, une machine temporelle, et il proposait à Fred de la tester, parce lui, Dylan, était trop âgé pour ce genre de voyage. Fred ne se fit pas prier et dès le lendemain, il put admirer la chose, faite exclusivement de bois, acier et verre, sans un gramme de plastique. Et en plus, fonctionnant au solaire. De quoi enthousiasmer notre écolo. Elle permettait de se déplacer sur les axes Temps et Espace, à la vitesse choisie, de très lente à super accélérée, comme la vitesse 8 d’un lecteur de DVD.

« Tu vas aller faire un tour dans le passé » dit le vieux savant, « mais contente-toi d’observer et surtout ne sort pas de l’habitacle. Une intervention même infime pourrait avoir des conséquences incalculables en vertu de l’effet papillon et du principe d’entropie. » Fred aimait bien les papillons et ne voyait pas ce qu'ils pouvaient avoir de néfaste. Quant à l’entropie elle lui évoquait surtout l’anthropopitèque dont il avait bien l’intention de contrarier les projets, malgré la mise en garde.

Et voilà notre Fred dans l’habitacle, filant à fond les manettes à travers le passé, ralentissant par moments pour voir où en étaient les techniques. Lorsqu’il  arriva l’époque où l’on tractait les charges sur des traineaux, même sans neige, il remonta un peu le futur, tâtonna encore, arriva au point spatio-temporel où l’invention de la roue était imminente. Un type au front bas était assis sur un rocher, menton sur le poing, dans l’attitude du penseur de Rodin. Ressemblance accentuée du fait qu’il était entièrement nu, non par souci artistique, mais parce que le vêtement n’avait pas été inventé. Pas de doute, c’était l’intello du clan, celui chez qui allait germer cette fichue idée de la roue. Fred observa les alentours. En face, il y avait un flanc de montagne recouvert  d’éboulis et de troncs d’arbres déracinés. L’un d’eux, court mais bien rond se mit à dévaler la pente comme un cerceau. Le penseur plissa le front ; Fred croyait entendre les engrenages de ses neurones rudimentaires en pleine action ; c’était le moment d’agir ! Il actionna les manettes et vint poser le Transtemp juste devant l’homo sapiens, qui écarquilla les yeux de terreur et s’enfuit à toutes jambes. On pouvait être sûr que désormais ce serait ce prodige qui accaparerait son esprit primitif et ses discussions avec ses congénères, et non les prémisses de son prix de concours Lépine préhistorique.

Fred revint vite fait en ses temps et lieu habituels, impatient de voir les lointains résultats de son intervention. Il savourait d’avance la vision de nature radieuse et préservée qui allait s’offrir à ses Yeux.  Arrivé à destination, il ouvrit la porte de l’habitacle mais la referma aussitôt devant la bouffée de fumée âcre et puante qui agressait ses narines. Par le hublot, il tenta de deviner les formes qui s’agitaient dans l’atmosphère opaque et grise qui envahissait tout. Ses yeux une fois habitués, il distingua d’abord des piétons vêtus de combinaisons et le visage dissimulé par des masques à gaz. Et sur la route, ces choses oblongues, luisant faiblement dans la purée de pois… oui, c’étaient des voitures ! Elles avançaient   lentement et laborieusement,  par brusques sursauts aussi maladroits que ceux d’une tortue tétraplégique grimpant une côte. C’était peu dire qu’elles peinaient ; leur moteur haletait, leurs pots d’échappement crachaient des nuages noirâtres. Pas étonnant qu’elles aient à dépenser autant d’énergie pour un si piètre résultat :  leurs quatre roues, ou ce qui en tenait lieu étaient…  parfaitement carrées.