Érosion
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Escandélia
Admin
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Érosion
Érosion
La jeune femme s’enfonce davantage dans son duvet. Elle est à moitié étendue, dans l’obscurité. Elle a trouvé un vieux ciré qu’elle a étendu sur sa couette, la toiture n’est pas étanche. Elle ne souhaite pas dormir, elle voudrait juste écouter la ville, ses pulsations mécaniques et humaines, chuintement des pneus sur l’asphalte humide, halètement des moteurs, chuchotements des passants attardés, bruits mats des coques de bateaux se heurtant, cliquetis des chaînes, chocs froids et sonores des anneaux de fer contre le béton du quai, bruits mous des cordes qui attachent lâchement les barques.
Déjà, la ville est scellée en ses maisons douillettes. On perçoit ses essoufflements de bête fatiguée. Ses artères, ses nervures sont presque vides. Des portières claquent. Les feux s'éteignent et se mettent à l'orange clignotant. La vie de famille reprend un peu partout. Chacun retrouve ses proches, ses habitudes, ses insignifiances et ses drames. Les solitaires vont tuer le temps, jusqu'à demain, dans l'étourdissement du sport, de la télé ou d'Internet, dans l'abrutissement de l'alcool.
La gare n’est pas loin. Malgré l’heure tardive, des convois de marchandises se croisent, se forment, se fractionnent. Le bruit est intense. Ailleurs, au loin, quelques voyageurs s'éloignent dans une chorégraphie muette. Le dernier train est arrivé. Des voitures se suivent telles des processionnaires…
Ses parents étaient pauvres, mais ils avaient un toit. Claire n’en a plus. Ils évoquaient souvent l’appel de l'abbé Pierre le 1er février 1954 qui les avait bouleversés. Ils lui ont appris le respect de l’autre, quel qu’il soit. Il y a toujours plus malheureux que toi, lui disait-on…
Selon son père, la misère n’a pas d’odeur. Tout le contredit ici.
Des odeurs traînent… Odeurs fortes des quais boueux où l’huile brûlée se mesure à l’odeur ammoniaquée des poissons en décomposition et de l’urine. Celle du métal humide et froid, celle de l’eau grasse et rouillée, celle du carburant qui domine le relent de pourriture et de mort partout présent. Elle aimait tant les odeurs agréables des gâteaux cuisinés par sa mère, des fruits mûris au soleil, du savon, du linge frais sorti de l’armoire de sa grand-mère, des peaux aimées, de la menthe fraîche, des plants de tomates, des fleurs du jardin… A quoi bon regretter ? Ici, c’est le dénuement, la vie nue, sans fard, sans artifices.
Les toits de tôle du hangar sont le refuge de toute une faune nocturne à poils et à plumes.
– Ils en font du raffut ce soir, pense Claire.
Elle a toujours envié la liberté des animaux. Elle en oubliait la férocité de la nature, la lutte pour la survie, la férocité du mangeur qui sera mangé à son tour… Comme chez les humains.
La jeune femme s’enfonce davantage dans son duvet. Elle est à moitié étendue, dans l’obscurité. Elle a trouvé un vieux ciré qu’elle a étendu sur sa couette, la toiture n’est pas étanche. Elle ne souhaite pas dormir, elle voudrait juste écouter la ville, ses pulsations mécaniques et humaines, chuintement des pneus sur l’asphalte humide, halètement des moteurs, chuchotements des passants attardés, bruits mats des coques de bateaux se heurtant, cliquetis des chaînes, chocs froids et sonores des anneaux de fer contre le béton du quai, bruits mous des cordes qui attachent lâchement les barques.
Déjà, la ville est scellée en ses maisons douillettes. On perçoit ses essoufflements de bête fatiguée. Ses artères, ses nervures sont presque vides. Des portières claquent. Les feux s'éteignent et se mettent à l'orange clignotant. La vie de famille reprend un peu partout. Chacun retrouve ses proches, ses habitudes, ses insignifiances et ses drames. Les solitaires vont tuer le temps, jusqu'à demain, dans l'étourdissement du sport, de la télé ou d'Internet, dans l'abrutissement de l'alcool.
La gare n’est pas loin. Malgré l’heure tardive, des convois de marchandises se croisent, se forment, se fractionnent. Le bruit est intense. Ailleurs, au loin, quelques voyageurs s'éloignent dans une chorégraphie muette. Le dernier train est arrivé. Des voitures se suivent telles des processionnaires…
Ses parents étaient pauvres, mais ils avaient un toit. Claire n’en a plus. Ils évoquaient souvent l’appel de l'abbé Pierre le 1er février 1954 qui les avait bouleversés. Ils lui ont appris le respect de l’autre, quel qu’il soit. Il y a toujours plus malheureux que toi, lui disait-on…
Selon son père, la misère n’a pas d’odeur. Tout le contredit ici.
Des odeurs traînent… Odeurs fortes des quais boueux où l’huile brûlée se mesure à l’odeur ammoniaquée des poissons en décomposition et de l’urine. Celle du métal humide et froid, celle de l’eau grasse et rouillée, celle du carburant qui domine le relent de pourriture et de mort partout présent. Elle aimait tant les odeurs agréables des gâteaux cuisinés par sa mère, des fruits mûris au soleil, du savon, du linge frais sorti de l’armoire de sa grand-mère, des peaux aimées, de la menthe fraîche, des plants de tomates, des fleurs du jardin… A quoi bon regretter ? Ici, c’est le dénuement, la vie nue, sans fard, sans artifices.
Les toits de tôle du hangar sont le refuge de toute une faune nocturne à poils et à plumes.
– Ils en font du raffut ce soir, pense Claire.
Elle a toujours envié la liberté des animaux. Elle en oubliait la férocité de la nature, la lutte pour la survie, la férocité du mangeur qui sera mangé à son tour… Comme chez les humains.
Invité- Invité
Re: Érosion
Bonjour Maïna, contente de revoir ta plume, cela faisait un petit moment
Avant de te donner mon avis sur ce texte, j'aimerais savoir si il a été écrit spécialement pour cette consigne.
Avant de te donner mon avis sur ce texte, j'aimerais savoir si il a été écrit spécialement pour cette consigne.
Admin- Admin
- Humeur : Concentrée
Re: Érosion
Bonjour "Admin"...
Ce texte a été écrit en partie seulement pour cette consigne : un de mes anciens textes parlait de ces gens obligés de dormir dehors.
J'ai retravaillé la trame existante.
Ce texte a été écrit en partie seulement pour cette consigne : un de mes anciens textes parlait de ces gens obligés de dormir dehors.
J'ai retravaillé la trame existante.
Invité- Invité
Re: Érosion
Tu décris très bien le quotidien de tous ceux qui n'ont pas la chance d'être né ou resté du bon côté du pont. Ton décors planté là me fait penser au Havre. Ce texte bien d'actualité, risque de le rester quelques temps encore.
Escandélia- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: Érosion
Merci de ta franchise Maïna . Je souhaitais avoir confirmation de ce que je soupçonnais déjà. Je peux ainsi faire un commentaire pertinent (enfin, j'espère )
Lorsque tu postes un texte déjà écrit, retravaillé ou non pour la consigne, précises-le en dessous du texte. Cette demande est valable pour tous les autres participants.
Pourquoi? Parce que j'aime savoir dans quelle circonstance a été écrit le texte. Un texte retravaillé n'a pas la même qualité qu'un texte écrit "dans l'urgence". c'est important pour ceux qui postent après toi de le savoir car en voyant la qualité de ton texte, ils pourraient hésiter à poster le leur (moi la première d'ailleurs)
J'en viens à mon commentaire donc. Ton texte est très abouti, superbement "dessiné " j'oserais dire.
Si tu l'avais écrit exprès pour la consigne, je t'aurais dit qu'il manque de "noirceur" . Il est beaucoup plus "nostalgique" que "révolté" ou "résigné".
En dehors de la consigne donc, c'est une évocation très forte, tu décris les odeurs, les sensations avec beaucoup de justesse.
Je me trompe peut-être mais je pense que ta première mouture, le texte de départ, sans évocation d'une quelconque consigne doit être meilleur. je pense que tu comprends ce que je veux dire.
Que cela ne t'empêche surtout pas de continuer à participer hein
Ce serait dommage de nous priver de ta belle plume
Lorsque tu postes un texte déjà écrit, retravaillé ou non pour la consigne, précises-le en dessous du texte. Cette demande est valable pour tous les autres participants.
Pourquoi? Parce que j'aime savoir dans quelle circonstance a été écrit le texte. Un texte retravaillé n'a pas la même qualité qu'un texte écrit "dans l'urgence". c'est important pour ceux qui postent après toi de le savoir car en voyant la qualité de ton texte, ils pourraient hésiter à poster le leur (moi la première d'ailleurs)
J'en viens à mon commentaire donc. Ton texte est très abouti, superbement "dessiné " j'oserais dire.
Si tu l'avais écrit exprès pour la consigne, je t'aurais dit qu'il manque de "noirceur" . Il est beaucoup plus "nostalgique" que "révolté" ou "résigné".
En dehors de la consigne donc, c'est une évocation très forte, tu décris les odeurs, les sensations avec beaucoup de justesse.
Je me trompe peut-être mais je pense que ta première mouture, le texte de départ, sans évocation d'une quelconque consigne doit être meilleur. je pense que tu comprends ce que je veux dire.
Que cela ne t'empêche surtout pas de continuer à participer hein
Ce serait dommage de nous priver de ta belle plume
Admin- Admin
- Humeur : Concentrée
Re: Érosion
Pas de problème, je le signalerai.
Certains (pour ne pas dire presque tous) de mes textes écrits dans l'urgence me conviennent souvent mieux que mes textes retravaillés, digérés longuement...
Mais ici, j'avais peur de tomber dans le pathos... c'est pourquoi je me suis appuyée sur une trame existante.
Certains (pour ne pas dire presque tous) de mes textes écrits dans l'urgence me conviennent souvent mieux que mes textes retravaillés, digérés longuement...
Mais ici, j'avais peur de tomber dans le pathos... c'est pourquoi je me suis appuyée sur une trame existante.
Invité- Invité
Re: Érosion
Avec une telle consigne, on ne peut écrire autrement qu'avec son propre ressenti, ça va donner certainement des textes "pathos" comme tu dis, mais ce n'est pas pour me déplaire, on a tellement d'autres occasions ici d'écrire des textes humoristiques ou autre. De temps en temps, ça ne fait pas de mal de pleurer, crier, se mettre en colère ou faire dans le "pathos"
De toute façon, cela nous a donné l'occasion de découvrir ce texte et c'est très bien ainsi !
De toute façon, cela nous a donné l'occasion de découvrir ce texte et c'est très bien ainsi !
Admin- Admin
- Humeur : Concentrée
Re: Érosion
Pour moi, l'essentiel est que ce texte rend palpable l'inimaginable pour celles et ceux qui n'ont jamais eu à vivre dehors dans le bruit et la fureur, 24 heures sur 24, sans espoir d'en sortir .
Et je pense qu'un tel texte nécessite une réflexion pour exprimer ce vécu ...
Bravo Maïna
Et je pense qu'un tel texte nécessite une réflexion pour exprimer ce vécu ...
Bravo Maïna
catsoniou- Kaléïd'habitué
- Humeur : couci - couça
Re: Érosion
Ton texte est très évocateur, il regorge de sensations visuelles, auditives, olfactives, très bien exprimées. On voit que tu t’es placée dans la peau de ton héroïne et on y est aussi.
tobermory- Kaléïd'habitué
- Humeur : Changeante
Re: Érosion
J'ai bien aimé dans ton texte l'évocation des animaux qui subissent eux aussi, comme nous, les aléas de l'existence et ne sont pas mieux lotis devant la cruauté de certaines situations. Je suis toujours émue de voir les chiens de certains sans-abri et souvent le regard qu'ils tournent vers nous en dit long sur leurs souffrances bien souvent égales à celles de leurs maîtres.
Invité- Invité
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