A. Aimez-vous les unes les autres.

Aimez-vous les unes les autres.

Alors Eve sentit qu'elle devait franchir un pas. Cela n'avait que trop duré. On ne peut pas éternellement vivre dans une sorte de dissimulation pour les choses importantes de sa vie. Le face-à-face devenait inévitable. Il était  totalement urgent d'agir. Demain il serait trop tard.

C’est cet après-midi-là, lors de la répétition générale, juste à la veille du grand événement, qu’Eve avait véritablement prit conscience qu’elle n’était pas dans la voie qui lui convenait. Mais comment avait-elle pu se laisser autant abuser !

Elle se croyait forte, pourtant. Comme les autres. Toutes elles se croyaient fortes. Il fallait les voir comment elles se préparaient chacune avec soin. Lesquelles n'avaient pas été influencés ? Lesquelles faisaient tout cela de leur plein gré  ? Comment savoir !…

Tout avait commencé il y a six mois déjà. Cette réunion de jeunes filles célibataires, enfin disons des femmes qui n'avait pas de partenaire masculin. Corbélibus, cette sorte de gourou qui plaisait tant aux dames, leur avait démontré que leurs tendances profondes étaient manifestement à l'amour saphique. Qu'il était absolument indispensable qu'elles se rendent à cette évidence. D'où leurs échecs constants avec les hommes. Il ne fallait pas chercher plus loin. C'était aussi évident que le nez de Cyrano de Bergerac était inversement proportionnel à sa virilité. Cinq jours, il avait suffit de cinq jours, pour toutes les convaincre. Puis, plusieurs semaines pour que les couples lesbiens se forment dans cette communauté que Corbelibus avait fondé au plus profond  des Ardennes belges.

Certes, Eve devait bien reconnaître qu'elle avait pris un certain plaisir, pour ne pas dire un plaisir certain à ces échanges féminins tout en douceur, respect, effleurements, caresses subtiles. Tout cela la changeait des brutes épaisses qui avaient tenté de la forcer à des pratiques qui, il fallait bien désormais qu'elle le reconnaisse, la dégoûtait profondément. Elle avait donc fini par choisir Hermine pour partenaire définitive et leur union devait être symboliquement scellée demain.

Mais voilà, de là à accepter ce mariage collectif lesbien organisé par Corbelibus, au cœur même de Bruxelles, qui plus est au cours d'une fête de rue aux apparences festives et anodines, il y avait un monde. Un gouffre. Et elle était, hélas, sur le pas de le franchir.

Alors, sa décision fut prise, comme une évidence tout à coup.  Eve quitterait la communauté à l'heure prévue, avec les autres, pour se rendre à Bruxelles. Mais, sitôt débarquée du minibus affrété par le gourou, elle s'enfuirait. Elle irait n'importe où, au hasard, se mêlant à la foule de la fête. Bien malin si Corbelibus arrive à la rattraper, car elle bénéficiera de l’effet de surprise.
Tout se passa comme Eve l'avait prévu. Tout au moins au début.


Aujourd'hui, plusieurs semaines ont passé. Eve commence doucement à pourvoir de nouveau éléborer des pensées cohérentes et méditer sur elle-même dans cet hôpital psychiatrique où elle fut admise d'urgence. Bien sûr, Eve avait couru dans la foule. Elle avait enlevé la robe blanche, l'abandonnant dans la rue. Elle avait gardé en dessous un jean et un pull. Elle était belle Eve, vraiment belle. Cet homme l'avait remarquée aussitôt. Il avait ressenti sa panique; lui ouvrant le porche qui donnait sur l'entrée, comme un sauveur vous ouvre ses bras :
— Par ici ! avait-il dit. Je connais un passage pour vous.
Eve avait suivi. Bêtement.

Elle ne pensait pas qu'il la violerait aussitôt.