A. Les migrateurs
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plumentete
Amanda.
tobermory
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A. Les migrateurs
Ils ont fait ce qu'ils pensaient juste, et j'ai fait ce que je pensais juste.»
C’est ce qu’il m’a dit juste en sautant. Mais je suis sûr que le début de sa phrase était ironique. Lui, Abbie, il a été le premier, le pionnier. Tout le monde le prenait pour un fou et moi j’ai essayé de le dissuader. Je lui ai dit « Un pas en arrière, c’est la vie, un pas en avant, le néant. »
Il a ricané :
- T’appelle ça la vie, un ghetto en haut d’une tour de 500 étages ? A ramasser le coton hydroponique pour les blancs, comme mon père, comme mon grand-père. Moi je casse la chaine, fini, la lignée des esclaves.
Difficile de répondre à ça, j’ai tenté quand même en reprenant quasiment les paroles des blancs :
- Tu sais bien qu’on n’est plus des esclaves. Ils ont dit « on sépare les blancs et les noirs, c’est mieux pour tout le monde, comme ça vous les noirs, on ne vous embêtera plus. » C’état vrai, Non ? Plus de lynchage, plus de prison.»
Alors là, il s’est mis en colère :
- C’est peut-être pas du lynchage de nous cloitrer ici comme des morts- vivant ? C’est peut-être pas la prison ici, à passer sa vie sans jamais voir une rivière, une montagne, du coton qui pousse dans de la vraie terre ? J’aurais encore préféré vivre dans le Sud avec les maitres qui nous battaient à mort.
Après, il s’est radouci et il a murmuré :
- Sans les oiseaux, j’aurais pas tenu aussi longtemps. Ce sont eux qui m’ont appris la liberté.
Je n’ai plus rien dit et lui, il a sauté. J’ai fermé les yeux, j’ai retenu mes larmes et j’ai imaginé très fort Abbie volant comme un oiseau.
Les oiseaux. Tout petit, Abbie passait des heures sur le balcon à les observer. Il faut dire que ceux qui montaient jusqu’ici, forcément c’étaient les plus doués, ceux avec qui on pouvait le mieux apprendre à voler. Abbie reproduisait leurs mouvements avec ses bras, avec tout son corps. C’était beau, on aurait dit un danseur. Et puis un jour, il s’est lancé du haut d’une échelle. Mais il a eu beau agiter les bras, il n’a pas volé, il s’est écrasé à terre, une jambe cassée.
Ça ne l’a pas découragé ; il a juste dit que ça n’était pas assez haut, qu’en sautant dehors, ça serait différent.
On lui a dit :
- Différent ? Ouais c’est sûr, ici, une jambe cassée, du balcon, t’es mort, tu vas faire de la bouillie de nègre en bas !
Mais lui :
- Moi je vous dis que c’était pas assez haut, j’ai pas eu le temps de prendre mon vol. Mais dehors, j’aurais tout le temps tout l’espace qu’il faut. Au début ça sera raté, mais peu à peu je trouverai les bons mouvements. Et les oiseaux sont mes amis, ils m’aideront.
Au début, à propos d’Abbie on a dit « le fou » ou « celui qui s’est suicidé. » Mais au fil des années, c’est devenu « l’homme oiseau », « celui qui a choisi la liberté », « celui qui montre la voie ». Et d’autres se sont mis à observer les oiseaux et se sont exercés. Et un jour ils ont sauté. Et très vite d’autres ont sauté. Et moi, le plus vieux, le plus raisonnable, moi qui ai tant essayé de dissuader les autres, moi aussi, je vais sauter. Et déjà je me sens libre, tout gonflé par avance d’une joie qu’on ne peut trouver que dans l’air impalpable, dans l’air sans barrière, sans barreaux et sans murs.
Personne n’a jamais su où ils s’étaient envolés. Peut être dans les verts paradis des negro spirituals, peut-être sur une autre Terre au-delà du soleil; ou des galaxies. Ray Bradbury avait raconté leur départ sur Mars dans des fusées. Mais ça, c’était de la science-fiction. Il n’y a que dans la science-fiction que les noirs on besoin de fusées pour s’envoler.(1*)
(1*) Dans un chapitre du grand classique de la SF « Chroniques martiennes » écrit en 1950, Ray Bradbury imagine qu’en 2003, les noirs du sud des USA s’embarquent dans des fusées pour aller vivre sur Mars.
C’est ce qu’il m’a dit juste en sautant. Mais je suis sûr que le début de sa phrase était ironique. Lui, Abbie, il a été le premier, le pionnier. Tout le monde le prenait pour un fou et moi j’ai essayé de le dissuader. Je lui ai dit « Un pas en arrière, c’est la vie, un pas en avant, le néant. »
Il a ricané :
- T’appelle ça la vie, un ghetto en haut d’une tour de 500 étages ? A ramasser le coton hydroponique pour les blancs, comme mon père, comme mon grand-père. Moi je casse la chaine, fini, la lignée des esclaves.
Difficile de répondre à ça, j’ai tenté quand même en reprenant quasiment les paroles des blancs :
- Tu sais bien qu’on n’est plus des esclaves. Ils ont dit « on sépare les blancs et les noirs, c’est mieux pour tout le monde, comme ça vous les noirs, on ne vous embêtera plus. » C’état vrai, Non ? Plus de lynchage, plus de prison.»
Alors là, il s’est mis en colère :
- C’est peut-être pas du lynchage de nous cloitrer ici comme des morts- vivant ? C’est peut-être pas la prison ici, à passer sa vie sans jamais voir une rivière, une montagne, du coton qui pousse dans de la vraie terre ? J’aurais encore préféré vivre dans le Sud avec les maitres qui nous battaient à mort.
Après, il s’est radouci et il a murmuré :
- Sans les oiseaux, j’aurais pas tenu aussi longtemps. Ce sont eux qui m’ont appris la liberté.
Je n’ai plus rien dit et lui, il a sauté. J’ai fermé les yeux, j’ai retenu mes larmes et j’ai imaginé très fort Abbie volant comme un oiseau.
Les oiseaux. Tout petit, Abbie passait des heures sur le balcon à les observer. Il faut dire que ceux qui montaient jusqu’ici, forcément c’étaient les plus doués, ceux avec qui on pouvait le mieux apprendre à voler. Abbie reproduisait leurs mouvements avec ses bras, avec tout son corps. C’était beau, on aurait dit un danseur. Et puis un jour, il s’est lancé du haut d’une échelle. Mais il a eu beau agiter les bras, il n’a pas volé, il s’est écrasé à terre, une jambe cassée.
Ça ne l’a pas découragé ; il a juste dit que ça n’était pas assez haut, qu’en sautant dehors, ça serait différent.
On lui a dit :
- Différent ? Ouais c’est sûr, ici, une jambe cassée, du balcon, t’es mort, tu vas faire de la bouillie de nègre en bas !
Mais lui :
- Moi je vous dis que c’était pas assez haut, j’ai pas eu le temps de prendre mon vol. Mais dehors, j’aurais tout le temps tout l’espace qu’il faut. Au début ça sera raté, mais peu à peu je trouverai les bons mouvements. Et les oiseaux sont mes amis, ils m’aideront.
Au début, à propos d’Abbie on a dit « le fou » ou « celui qui s’est suicidé. » Mais au fil des années, c’est devenu « l’homme oiseau », « celui qui a choisi la liberté », « celui qui montre la voie ». Et d’autres se sont mis à observer les oiseaux et se sont exercés. Et un jour ils ont sauté. Et très vite d’autres ont sauté. Et moi, le plus vieux, le plus raisonnable, moi qui ai tant essayé de dissuader les autres, moi aussi, je vais sauter. Et déjà je me sens libre, tout gonflé par avance d’une joie qu’on ne peut trouver que dans l’air impalpable, dans l’air sans barrière, sans barreaux et sans murs.
*****
Lorsque Bill, le blanc chargé de venir chercher les balles de coton avec son hélico est arrivé, il n’a trouvé personne, nulle part. Ils étaient tous partis, sans bagage, sans rien emporter, libres comme l’air et comme les oiseaux.Personne n’a jamais su où ils s’étaient envolés. Peut être dans les verts paradis des negro spirituals, peut-être sur une autre Terre au-delà du soleil; ou des galaxies. Ray Bradbury avait raconté leur départ sur Mars dans des fusées. Mais ça, c’était de la science-fiction. Il n’y a que dans la science-fiction que les noirs on besoin de fusées pour s’envoler.(1*)
(1*) Dans un chapitre du grand classique de la SF « Chroniques martiennes » écrit en 1950, Ray Bradbury imagine qu’en 2003, les noirs du sud des USA s’embarquent dans des fusées pour aller vivre sur Mars.
tobermory- Kaléïd'habitué
- Humeur : Changeante
Re: A. Les migrateurs
Tes lectures t'inspirent, on dirait.
J'ai beaucoup aimé ces hommes-oiseaux que tu racontes si bien, l'envol vers une liberté retrouvée après des années d'esclavage.
Si tu étais cinéaste, tu serais certainement un autre Quentin Tarantino. As-tu vu ce film sur la libération des esclaves, " Django unchained" ?
Excellent texte, encore une fois, original dans l'interprétation de la photo !
J'ai beaucoup aimé ces hommes-oiseaux que tu racontes si bien, l'envol vers une liberté retrouvée après des années d'esclavage.
Si tu étais cinéaste, tu serais certainement un autre Quentin Tarantino. As-tu vu ce film sur la libération des esclaves, " Django unchained" ?
Excellent texte, encore une fois, original dans l'interprétation de la photo !
Amanda.- Modératrice
- Humeur : résolument drôle
Re: A. Les migrateurs
Un très bon texte, en effet et des références à la SF, j'aime bien cette idée des hommes qui volent et s'échappent de leur milieu, à défaut de vraisemblance, il y a beaucoup de poésie et une belle construction et une belle écriture.
plumentete- Kaléïd'habitué
- Humeur : heureuse attentive
Re: A. Les migrateurs
Un très bon texte, en effet et des références à la SF, j'aime bien cette idée des hommes qui volent et s'échappent de leur milieu, à défaut de vraisemblance, il y a beaucoup de poésie et une belle construction et une belle écriture.
plumentete- Kaléïd'habitué
- Humeur : heureuse attentive
Re: A. Les migrateurs
Icare a voulu aussi s'échapper de la prison d'un labyrinthe, son père lui a confectionné des ailes en cire pour voler comme un oiseau mais comme il s'est trop approché du soleil ses ailes ont fondu et il est retombé mort sur terre.
Mais comme il a du faire quand même un beau et long voyage.... avant de se planter.
Mais comme il a du faire quand même un beau et long voyage.... avant de se planter.
Charlotte- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: A. Les migrateurs
Très peu adepte de la SF, je n'en ai pas moins aimé l'homme oiseau et surtout "celui qui a choisi la liberté"
Si j'ai bien compris, seule l'imagination suffit aux Noirs pour s'envoler très loin vers un monde meilleur ?
En tout ca, très beau texte
Si j'ai bien compris, seule l'imagination suffit aux Noirs pour s'envoler très loin vers un monde meilleur ?
En tout ca, très beau texte
catsoniou- Kaléïd'habitué
- Humeur : couci - couça
Re: A. Les migrateurs
Ce texte est une merveille !
Cette manière de parler de l'esclavage moderne des noirs ( la culture du coton hydroponique),
L'impossibilité de sortir réellement de cette condition esclave, exprimée par cette folie de l'homme s'envolant vers sa libération s'il trouve des conditions de hauteur suffisante…
la seule liberté qui serait dans la tête, comme un rêve sans réalité possible.
Et cependant... il y sont parvenus ... à quoi exactement ? On ne sait pas… même le pilote de l'hélice ni comprendra rien…
Il faut vraiment se laisser porter par ce texte et toute sa profondeur sous couvert d'une petite histoire qui semble sortie d'un imaginaire débridé.
Et cependant on est tellement dans la réalité…
un grand texte !
Cette manière de parler de l'esclavage moderne des noirs ( la culture du coton hydroponique),
L'impossibilité de sortir réellement de cette condition esclave, exprimée par cette folie de l'homme s'envolant vers sa libération s'il trouve des conditions de hauteur suffisante…
la seule liberté qui serait dans la tête, comme un rêve sans réalité possible.
Et cependant... il y sont parvenus ... à quoi exactement ? On ne sait pas… même le pilote de l'hélice ni comprendra rien…
Il faut vraiment se laisser porter par ce texte et toute sa profondeur sous couvert d'une petite histoire qui semble sortie d'un imaginaire débridé.
Et cependant on est tellement dans la réalité…
un grand texte !
AlainX- Kaléïd'habitué
- Humeur : stable
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