A – Carpe Diem

Assis en terrasse devant un expresso, Alain regardait le soleil d'hiver s'effacer au-dessus des immeubles dans une lueur mauve. Un homme en loden, coiffé d'un élégant petit chapeau en tweed agrémenté d'une plume comme en portent les chasseurs, vint s'asseoir à la table voisine et commanda un café.

Alain ne put s'empêcher de détailler son voisin, un léger sourire aux lèvres. Dans son esprit il s'amusa à imaginer l'homme se frayant, ainsi habillé, un chemin au milieu de la forêt. N'aimant guère les chasseurs, il voyait les ronces s'accrocher au beau manteau et le lacérer. Quant aux plumes, elles se faisaient arracher par des branches basses.

Sa rêverie fut interrompue par un léger toussotement de l'élégant gentleman. Revenant sur terre, il croisa le regard amusé de deux yeux du vert le plus vif qu'il eut jamais vu.

"Mon chapeau vous amuse cher Monsieur ?"

Alain se sentit rougir, pris en flagrant délit de curiosité.

"Un peu" avoua-t-il sincèrement "un chapeau de chasseur en pleine ville, c'est un peu surprenant."

L'homme s'installa confortablement dans son siège comme pour entamer une longue conversation.
"Mais je suis un chasseur. Ah, je vois à votre expression que vous désapprouvez."

Alain pensa que ce drôle de bonhomme était un peu trop perspicace et qu'il allait virer au cramoisi si la conversation se poursuivait.

Il bafouilla un "chacun ses passe-temps" peu crédible.

Avec un sourire en coin, l'homme reprit "N'ayez aucune inquiétude, je ne chasse pas avec un fusil."
Rasséréné, Alain se lança dans la conversation "Ah, vous êtes donc un chasseur d'images ?"

"Non point, mon jeune ami, je chasse les instants, pour tout vous avouer je m'en nourris."

Un énorme point d'interrogation dû s'afficher au-dessus de la tête d'Alain, car l'étrange chasseur reprit "Je me promène et j'attrape au vol les instants gais, les instants tristes, les fous, les sages, les drôles, les embarrassants comme les vôtres à l'instant."
"Vous avez un bien étrange passe-temps Monsieur. Et, si ce n'est pas indiscret que faites-vous de ces instants ?"
"Je les emmagasine et je les ressors pour les savourer lorsque le besoin s'en fait sentir, ou les faire partager à mes amis."
"Vraiment ? Expliquez-moi s'il vous plait."

"Pour faire simple, c'est un peu comme une recette de cuisine, si je me sens triste je mélange un peu de rire d'enfant, le regard d'un amoureux, la pitrerie d'une blague pas très réussie, je mélange bien et je déguste."

L'homme s'arrêta de parler, avala son café, se leva et effleurant son drôle de chapeau salua Alain.
"Au revoir, mon ami, les instants m'appellent."

Alain suivi l'homme des yeux et il lui sembla qu'il devenait de plus en plus transparent, jusqu'à disparaître.
"Les instants" murmura-t-il "les instants." Devant lui passa un couple d'amoureux et il captura avec un soupir de bonheur le moment où leurs mains s'unirent. "Pour plus tard" reprit-il et dans sa tête un discret "bravo" l'encouragea à commencer sa collection.

Premières phrases extraites de "Rhapsodie Française" d'Antoine Laurain