A. Le voyage pour Kalé

« Dans la salle des panneaux perdus de Kalé les mots se bousculent ».

C’est la dernière phrase que sa grand-mère prononça juste avant de fermer les yeux.

Rose, immobile, attendit longtemps que ses paupières se soulèvent sur le bleu de son regard espiègle, que son rire cristallin fuse en cascade et qu’elle lui dise « Je t’ai fait une bonne blague n’est-ce pas? ».

Mais ses yeux ne se sont jamais plus rouvert.

Dans sa chambre au papier peint jauni, sur son petit secrétaire en noyer, ses  piles de feuilles écrites se sont empoussiérées et sa plume est restée muette.

Rose adorait sa grand-mère. Elle était si vive et si imprévisible.

Souvent elle disait « Bon je me retire dans ma chambre, je vais rejoindre le pays de Kalé et ne veux être dérangée sous aucun prétexte».

Rose savait que sa grand-mère écrivait mais se demandait quel était ce pays mystérieux où elle  s’échappait régulièrement.

Lorsqu’il fut temps de se débarrasser des affaires de la regrettée, c’est Rose, tout naturellement, qui s’acquitta de la tache. Il lui fallut une journée entière pour trier, jeter, ranger et, quand vint le moment de s’occuper du petit secrétaire en noyer, elle passa un temps inouï à classer ses feuilles manuscrites. Il était hors de question de s’en débarrasser. Rose entreprit de les répertorier dans un classeur. De temps en temps, elle lisait un paragraphe au hasard et l’émotion l’assaillait. C’est ainsi qu’elle tomba sur cette phrase énigmatique « Un jour, je prendrai le train pour Kaléïdoplumes et je retrouverai tous les mots à la consigne sur les panneaux perdus ».

Kaléïdoplumes ?… Rose fit le rapprochement avec l’étrange Kalé auquel sa grand-mère faisait parfois allusion, mais de quels mots perdus s’agissait-il? Malheureusement, les dernières années, sa grand-mère malade ne quittait plus sa chambre, puis son lit et, jamais elle ne fit le voyage.

Rose se promit de le faire pour elle.

C’est ainsi qu’un beau matin, elle se rendit à la gare du village et acheta un billet de train pour Kaléidoplumes sans savoir quelle serait la nature de sa destination.

Assise sur la banquette en skaï rouge, compartiment fermé et rideau tiré, elle somnolait en regardant défiler le paysage. Son sac de voyage se balançait au-dessus de sa tête dans le filet suspendu. La fenêtre, qu’elle avait eu beaucoup de mal à entrouvrir en tournant la manivelle, laissait passer une brise légère.

« E pericolo sporgersi, ne pas se pencher au dehors, nicht hinauslehnen, it is dangerous to lean out »

Rose s’endormit, bercée par le roulis du wagon.

Elle se trouvait dans une sorte de hangar, une remise aux murs décrépis. Sur les grandes dalles grises du sol, une forêt de panneaux se dressaient en équilibre sur leur socles ronds comme pour délimiter un labyrinthe imaginaire. D’autres s’appuyaient aux murs. A première vue, Rose pensa à une réserve de panneaux de la SNCF, mais à bien y regarder, ce n’était pas des indications ou des interdictions qui y étaient inscrites.

Elle lut :

« A l’arrêt du tram un visage lunaire scrute les gargouilles enluminées (Kz / Lune d’automne) »

Ou bien « Le chemin sera long mais la récompense infinie entre rêve et routine ( Feuille / sans saison) »

Plus loin « Portés par les vents les nuages fuient l’interminable hiver (Soleille / vers l’hiver) »

Ces mystérieux messages charmèrent Rose qui, de panneaux en panneaux, découvrit ainsi des bribes de poésie. Mais ce délicieux plaisir de lecture fit place brusquement à de l’inquiétude. Où donc était passée la porte d’accès ? Rose eut beau tourner sa tête dans tous les sens, elle ne voyait plus d’issue. Une sourde angoisse l’étreignit. Son coeur se mit à battre violemment. Comment une porte pouvait-t-elle avoir disparu ?

C’est alors qu’elle fut tirée de son rêve par une voix  mélodieuse annonçant :

« Mesdames et Messieurs, le wagon-restaurant vous accueille pour un rafraîchissement ou un déjeuner »
Arrachée à son étrange songe, Rose repensa à l’énigmatique phrase que sa grand-mère avait prononcée juste avant de s’éteindre « Dans la salle des panneaux perdus de kalé les mots se bousculent ».

Quel en était le sens ?

Rose allait bientôt savoir si son rêve allait devenir réalité car, dans le haut-parleur, la voix se fit à nouveau entendre :

« Kaléïdoplumes, 2 minutes d’arrêt, correspondance pour Bruxelles, Paris, Berlin, Genève ».