A - 21, rue Talleyrand

Cinq heures du mat', j'ai des frissons. A cause de l'humidité ambiante en cet automne pluvieux, mais aussi et surtout parce qu'elle me glace …  Et le mot est faible : littéralement, elle me flanque la trouille. En même temps, je ne peux m'arracher à la contemplation de ses escarpins à talons hauts surmontés de deux jambes finement galbées. D'elle, je n'ai que cette vision.

Que sais-je de sa vie ? Rien … Alors, j'imagine. Parce que l'imagination, c'est tout ce qui me reste depuis l'accident stupide qui a rangé la marche au rang de souvenirs. Dans mon studio à ras du sol, la petite fenêtre diffuse une faible lumière et limite mon horizon à une portion de trottoir.

Installé  sur mon fauteuil roulant, ou dans mon lit, j'ai tout loisir d'inspecter les passants, enfin leur partie marchante… Au bruit de leur pas, je les reconnais. Il y a les pressés, la boiteuse, les flâneurs, puis elle et ses talons aiguille.

Chaque jour, à la même heure matinale, le tap-tap de son pas léger m'extirpe de mon sommeil léger. Ce matin,  sous la pluie battante, ça fait aussi flip - flap, flip - flap, flip … flap. 

M … Elle s'arrête. Ça va être mon tour. Je n'ai plus qu'à numéroter mes abattis.

Les membres inférieurs me seront d'un piètre secours, mais quand  elle  sera  à ma portée  avec sa seringue, je pourrais peut-être lui flanquer un uppercut susceptible de l'étendre sur le carreau, éviter ainsi la piqûre  fatale qui ravira la Sécurité Sociale de la Dordogne : terminé avec le cul - de - jatte du 21 rue Talleyrand  à Périgueux.  Une injection, et hop, une charge supprimée !

Persuadé qu'on lui a confié ces hautes œuvres exécutées dès potron-minet, je pensais la dernière  heure venue  pour la boiteuse  qui, jour après jour, claudique de plus en plus bas. Mais non, elle n'est pas dans la liste noire, la boiteuse. A cause de son aïeul.  Charles-Maurice de Talleyrand-Perigord  qui lui a refilé le pied bot en héritage.

Mon Dieu, venez- moi en aide; j'ai beaucoup péché mais je ne mérite pas cette mort prématurée.  Éloignez cette diablesse de ma fenêtre !

Non ? Elle se retourne et, la garce (!),  elle me sourit.

Non, non, je ne veux pas !

Elle me fait signe qu'elle fait le tour de l'immeuble pour entrer. Et la porte  même pas fermée à cause de l'infirmière qui vient à sept heures.

Toc, toc ! Tranquille, elle entre … En plus, elle est canon, la nana aux talons hauts !

- Monsieur Dupont, nous sommes tous les deux des matinaux. Moi, c'est pour prendre mon service à l'Hôpital ( C'est ça : confirme mes doutes ! ) … Je peux  venir partager  mon petit déjeuner avec vous, j'amènerai ce qu'il faut. Ça nous fera du bien à tous les deux de papoter un peu. Moi, c'est Patricia.

- Moi, Patrick. C'est trop gentil à vous. A l'Hôpital, vous faites les piqûres ?

       - Non ! Je suis agent qualifiée des services hospitaliers, fille de salle  …

- Oui, comme  moi, je ne suis pas cul de jatte, mais  paraplégique !
       
- A demain , Patrick ?