A. L'artiste
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A. L'artiste
Oui madame, je suis un type ordinaire, j'étais un type ordinaire, un bon peintre en lettres. Je savais faire de belles lettres, de toutes les formes, sur toutes les surfaces, de toutes les couleurs et sans un concours de circonstance particulièrement malheureux, jamais vous n’auriez dû avoir à vous intéresser à moi.
Spécialisé dans la peinture d’enseignes, mon travail était reconnu des spécialistes et je gagnais bien ma vie. Mais l’homme est ainsi fait que l’attrait de la nouveauté est un puissant moteur.
Un jour, on me chargea d’exercer mes talents sur la vitrine de la boutique de la Bibliothèque Nationale afin d’y rédiger l’annonce d’une prochaine exposition sur le Moyen-âge. Le texte m’étant fourni, j’avais choisi de le rédiger en utilisant l’onciale, une graphie sans fioritures excessives, évoquant pour moi l’écriture à la plume de cette époque.
Assez satisfait du résultat, je fus abordé par un homme qui me félicitas et entamas une conversation informelle où il fut question de la calligraphie au cours des âges. C’était apparemment un spécialiste et je me rends compte maintenant qu’il tenait à s’assurer de mes connaissances en la matière. Il fut question, de ronde, de bâtarde, de chancelière… Chaque fois, l’homme, appelons-le Monsieur X, s’assurait que j’en maîtrisais la technique. Puis, venant au fait, il me dit posséder des documents anciens qu’il voulait faire reproduire, histoire de tromper d’éventuels voleurs. Il exposerait les copies dans son hôtel particulier, tenant les originaux, bien à l’abri dans un coffre. La rémunération qu’il me proposait aurait tenté plus d’un de mes concurrents.
J’allai donc travailler chez lui, où un matériel digne d’un scriptorium fut mis à ma disposition. Et pendant des jours, je copiai. Je copiai des lettres, des actes notariés, des manuscrits et plus je copiais, plus je devenais habile. A la fin, à moins d’être un expert doté du matériel d’investigation le plus moderne, on ne pouvait plus distinguer la copie de l’original.
Au début, je ne me demandais pas d’où mon employeur tenait tous ces documents anciens, mais bientôt, je me mis à flairer une arnaque, probablement lucrative. Dès lors, il me vint une idée. Je décidai de conserver l’original du prochain document que Monsieur X me demanderait de copier et de lui remettre, non pas une copie, mais deux, pour qu’il pense récupérer, à la fois, l’original en même temps que la copie. Ce n’est que plus tard, au cours de mon procès, que j’appris qu’il était en fait conservateur d’un musée de province où il avait découvert, dans les sous-sols, un fond d’archives non encore répertoriées. Quand un document lui semblait intéressant, il le sortait subrepticement, me le faisais copier, remettait la copie dans les archives et revendait l’original à un de ces collectionneurs qui foisonnent sur le marché parallèle du document ancien.
Tout marchait à merveille jusqu’au jour où, un de ses collègues, intrigué par ses allées et venues dans les sous-sols du musée, découvrit le pot-aux-roses.
Je fus arrêté à mon domicile en possession du contrat de mariage entre Michel de Montaigne et Françoise de La Chassaigne, établi à Bordeaux le 22 septembre 1565 par Léonard Destivals, notaire royal. Une pièce authentique celle-là !
Quand à Monsieur X, il avait joué la fille de l’air, me laissant endosser toutes les conséquences de son trafic.
Mon avocat, un jeunot, frais émoulu de l’école de la magistrature, n’était pas de taille à me défendre. Il fit valoir que j’étais un artiste, un faussaire de génie, ce qui ne suffit pas à convaincre les jurés de mon innocence, et j’en ai pris pour quinze ans.
Je vous sais gré de vous intéresser à mon sort en votre qualité de visiteur pénitentiaire et vos lettres et visites me sont d’un grand réconfort. Pensez donc, ma réputation m’ayant précédé, j’envisage de passer les prochaines années à écrire des missives pour mes codétenus. Ceux-ci ne me demandent pas de copier, seulement d’écrire, car je fais des lettres que l’on s’arrache dans les coursives, avec des pleins et des déliés, des jambages en arabesque et des majuscules élégantes. En détenu modèle, j’anime aussi un atelier d’où sortira, peut-être, un « artiste » qui aura plus de chance que moi.
André Roche, 447561 Fleury-Mérogis le 30.5.1990
Spécialisé dans la peinture d’enseignes, mon travail était reconnu des spécialistes et je gagnais bien ma vie. Mais l’homme est ainsi fait que l’attrait de la nouveauté est un puissant moteur.
Un jour, on me chargea d’exercer mes talents sur la vitrine de la boutique de la Bibliothèque Nationale afin d’y rédiger l’annonce d’une prochaine exposition sur le Moyen-âge. Le texte m’étant fourni, j’avais choisi de le rédiger en utilisant l’onciale, une graphie sans fioritures excessives, évoquant pour moi l’écriture à la plume de cette époque.
Assez satisfait du résultat, je fus abordé par un homme qui me félicitas et entamas une conversation informelle où il fut question de la calligraphie au cours des âges. C’était apparemment un spécialiste et je me rends compte maintenant qu’il tenait à s’assurer de mes connaissances en la matière. Il fut question, de ronde, de bâtarde, de chancelière… Chaque fois, l’homme, appelons-le Monsieur X, s’assurait que j’en maîtrisais la technique. Puis, venant au fait, il me dit posséder des documents anciens qu’il voulait faire reproduire, histoire de tromper d’éventuels voleurs. Il exposerait les copies dans son hôtel particulier, tenant les originaux, bien à l’abri dans un coffre. La rémunération qu’il me proposait aurait tenté plus d’un de mes concurrents.
J’allai donc travailler chez lui, où un matériel digne d’un scriptorium fut mis à ma disposition. Et pendant des jours, je copiai. Je copiai des lettres, des actes notariés, des manuscrits et plus je copiais, plus je devenais habile. A la fin, à moins d’être un expert doté du matériel d’investigation le plus moderne, on ne pouvait plus distinguer la copie de l’original.
Au début, je ne me demandais pas d’où mon employeur tenait tous ces documents anciens, mais bientôt, je me mis à flairer une arnaque, probablement lucrative. Dès lors, il me vint une idée. Je décidai de conserver l’original du prochain document que Monsieur X me demanderait de copier et de lui remettre, non pas une copie, mais deux, pour qu’il pense récupérer, à la fois, l’original en même temps que la copie. Ce n’est que plus tard, au cours de mon procès, que j’appris qu’il était en fait conservateur d’un musée de province où il avait découvert, dans les sous-sols, un fond d’archives non encore répertoriées. Quand un document lui semblait intéressant, il le sortait subrepticement, me le faisais copier, remettait la copie dans les archives et revendait l’original à un de ces collectionneurs qui foisonnent sur le marché parallèle du document ancien.
Tout marchait à merveille jusqu’au jour où, un de ses collègues, intrigué par ses allées et venues dans les sous-sols du musée, découvrit le pot-aux-roses.
Je fus arrêté à mon domicile en possession du contrat de mariage entre Michel de Montaigne et Françoise de La Chassaigne, établi à Bordeaux le 22 septembre 1565 par Léonard Destivals, notaire royal. Une pièce authentique celle-là !
Quand à Monsieur X, il avait joué la fille de l’air, me laissant endosser toutes les conséquences de son trafic.
Mon avocat, un jeunot, frais émoulu de l’école de la magistrature, n’était pas de taille à me défendre. Il fit valoir que j’étais un artiste, un faussaire de génie, ce qui ne suffit pas à convaincre les jurés de mon innocence, et j’en ai pris pour quinze ans.
Je vous sais gré de vous intéresser à mon sort en votre qualité de visiteur pénitentiaire et vos lettres et visites me sont d’un grand réconfort. Pensez donc, ma réputation m’ayant précédé, j’envisage de passer les prochaines années à écrire des missives pour mes codétenus. Ceux-ci ne me demandent pas de copier, seulement d’écrire, car je fais des lettres que l’on s’arrache dans les coursives, avec des pleins et des déliés, des jambages en arabesque et des majuscules élégantes. En détenu modèle, j’anime aussi un atelier d’où sortira, peut-être, un « artiste » qui aura plus de chance que moi.
André Roche, 447561 Fleury-Mérogis le 30.5.1990
Nerwen- Modératrice
- Humeur : Légère
Re: A. L'artiste
Il ne mérite pas cela !!!
Belle trouvaille, Nerwen !
Amanda.- Modératrice
- Humeur : résolument drôle
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