La vie d'Alex

Alex Kargo n'en pouvait plus de transporter les touristes d'un bout à l'autre de la ville à la vitesse d'un gastéropode dans ces embouteillages qui n'en finissaient plus, qui avaient plus que triplé en quelques années, depuis que d'horribles baveux barbouilleurs avaient envahi l'espace public et badigeonné les murs d'excréments visqueux, qu'un ministre de la culture avait eu l'audace de qualifier d'oeuvres d'art. Depuis, les  touristes mollusques traînants affluaient de toutes parts, arborant de magnifiques limaces colorées, léchant les murs de manière obscène avec leur radula, afin de se nourrir de cette nouvelle culture.

Alex Kargo avait décidé de prendre la fuite le plus vite et le plus loin possible, enfin, pour autant que sa situation précaire lui permettrait de se glisser discrètement
dans un quelconque véhicule en partance pour l'Angleterre via Calais. Tous ces mucus à base de colagène desséchés sur ces murs glauques  finissaient par l'écoeurer. Il lui fallait prendre de la distance, et surtout de la hauteur.

C'est ainsi qu'il héla un Helix lucorum, que les incultes appellent escargot turc, qui passait par là, et dont il supposa que lui aussi avait envie de voir du pays et de s'extraire de sa condition précaire de tête de turc :
—  Taxi ! Vite suivez ce pigeon !
— Comme il vous plaira répondit l'hermaphrodite  en levant ses cornes vers le ciel, mais je suis lequel exactement ?
— Choisissez vous-même, du moment que nous prenons de l'altitude.

Ceux qui comme moi ont eu l'occasion de voir un  Helix lucorum s'élever dans les airs, ne peuvent qu'être admiratif devant l'effort accompli en pareille circonstance. Qui plus est, il lui fallait déployer ses cornes au maximum, afin d'être capable de suivre le pigeon comme il lui était demandé par ce client déterminé.

Lorsqu'ils arrivèrent en vue des côtes anglaises, Alex Kargo n'en crut pas ses yeux. Les falaises blanches étaient impressionnantes, dépourvues de toute bave, au point qu'il se dit aussitôt qu'il était arrivé dans son eldorado. Il régla le taxi d'une rapide saillie colimaçonne, lui garantissant ainsi une nombreuse descendance.
Pressé d'arriver, il sauta en marche, certain de pouvoir s'agripper à la falaise, grâce à son pied géant et ses glandes à mucus bien pourvues. Hélas, la craie friable ne se laissa pas badigeonner comme espéré, et Alex Kargo chuta lourdement de quelque 70 mètres. Il alla se briser le dos caparaçonné sur des galets.
C'en était fini pour lui. Définitivement.


Moralité, mieux vaut en baver là où l'on est, plutôt que chercher ailleurs des sommets inaccessibles.

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