les canons de Verdun
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les canons de Verdun
En ce jour de fête patronale, le Charles a honoré comme il se doit ses camarades, portant lui-même le drapeau, en tête du défilé qui voit tout le conseil municipal se rendre après la messe, jusque devant le monument aux morts, érigé au cœur du cimetière, à l’abri des hêtres centenaires qui entourent le château.
L’après- midi, il a refait le monde, à sa façon. Trinquant avec l’un, avec l’autre, à la santé du temps qui passe et qui ne reviendra pas.
Le soir venu, il est allé au bal, voir les cavaliers danser. Lui, n’aime pas ça. Et puis sa patte folle ne le lui permet pas.
Rentré bien tard en titubant, il a poussé avec peine la lourde porte de chêne. La Fauvette dans ses bras s’est jetée en aboyant.
Arrivé dans la maison*, il a ouvert le placard à deux battants, tiré d’une étagère un verre et le litre de rouge et s’est servi un canon, qu’il avale d’un trait avant de s’affaler sur la vielle chaise rempaillée qui a fait craquer le bois sous le poids de sa peine.
Assis devant la table, La Fauvette couchée à ses pieds, il rumine devant son canon.
Les vaches ne sont pas traites. Elles tirent sur leur chaîne en meuglant. Sont-elles allées au pré ? A cette heure il l’ignore et puis il s’en fout. Sur le chemin du retour, il a reconnu des assaillants. Certains lui ont parlé. C’était en allemand. Son passé sur les talons, le tourmente et sa patte folle le fait cruellement souffrir.
Verres après verres, les lampions de la fête se sont tu et fait place à d'étranges lueurs qui vacillent devant ses yeux, se brouillant parfois de larmes.
Hébété, le regard dans le vide, les bruits d’autres canons le tiennent en alerte. Éclairs dans le ciel de Verdun.
Couché dans les tranchés, la boue lui colle à la peau, comme la peur au ventre. Au loin les canons tonnent et crachent leurs éclats d’acier. Cela fait cinquante ans que cet enfer le broie.
Soudain monte un cri sourd en lui.
Succédant au calme de la nuit écoulée, il est 7h 15 ce matin du 21 février quand un obus déchire le jour naissant. Puis un autre, puis 10 puis 100, puis 1000, à la cadence de 1 toute les 8 secondes.
Autour de lui la terre est parsemée de bouts de corps éparts. Ici une jambe sans corps. Là un corps sans tête. Plus loin les viscères déchiquetées, un soldat hurle sous la mitraille qui continue de tomber. Il a à peine 18 ans.
Sans s’attarder, sans même s’apitoyer, la troupe restante reforme un cercle rapide pour enrayer ce feu d’obus, exposant les quelques survivants à un nouveau massacre.
Il neige à présent. Tout tremblant, le Charles avale une rasade de gnôle bien forte et repart à l’assaut. Soudain dans le clair-obscur du soir qui tombe, des lueurs flamboyantes irradient l’horizon. Ce sont des lances flammes brandis par l’ennemi. Un mur de soldats se dresse devant eux. Le Charles hurle de toutes ses forces, des hommes couverts de boue, hagards et moitié fous se relèvent et arment leur fusil.
Écrasé sur sa chaise, il se reverse un canon.
Deux jours que les combats font rage. A la fin de l’orage, il redescend maintenant du Bois des Caures en compagnie du capitaine Vincent et du lieutenant Simons. Ils ne sont plus qu’une cinquantaine de leur bataillon, tout ce qu’il reste des douze cent combattants : un amas de boue, de chair, de sang.
A la hâte ils rassemblent au clair de lune ce qu’il reste de leurs camarades et dans un dernier adieu, ils entament une prière à ce dieu si puissant qui ne les écoute plus depuis longtemps.
Demain est un autre jour. Le Charles roule une cigarette de mauvais gris. Il ne sait plus si l’enfer est ici ou bien là-bas. La Fauvette à ses pieds pousse dans son sommeil des petits cris plaintifs. Mais lui, entend un autre gémissement. Sa jambe lui fait mal, un éclat d’obus vient juste de la lui fracasser au fort de Douaumont.
Empêtré dans ses souvenirs, il pleure à présent. L’automne est le printemps de l’hiver, songe- t-il entre deux autres coups de canon.
*Dans la maison, chez nous, c’est dans la cuisine, souvent unique pièce à vivre, unique pièce où on reçoit, où on a chaud l’hiver et où la vie s’écoule au son du tic-tac de la vieille pendule qui marque le temps qui va.
L’après- midi, il a refait le monde, à sa façon. Trinquant avec l’un, avec l’autre, à la santé du temps qui passe et qui ne reviendra pas.
Le soir venu, il est allé au bal, voir les cavaliers danser. Lui, n’aime pas ça. Et puis sa patte folle ne le lui permet pas.
Rentré bien tard en titubant, il a poussé avec peine la lourde porte de chêne. La Fauvette dans ses bras s’est jetée en aboyant.
Arrivé dans la maison*, il a ouvert le placard à deux battants, tiré d’une étagère un verre et le litre de rouge et s’est servi un canon, qu’il avale d’un trait avant de s’affaler sur la vielle chaise rempaillée qui a fait craquer le bois sous le poids de sa peine.
Assis devant la table, La Fauvette couchée à ses pieds, il rumine devant son canon.
Les vaches ne sont pas traites. Elles tirent sur leur chaîne en meuglant. Sont-elles allées au pré ? A cette heure il l’ignore et puis il s’en fout. Sur le chemin du retour, il a reconnu des assaillants. Certains lui ont parlé. C’était en allemand. Son passé sur les talons, le tourmente et sa patte folle le fait cruellement souffrir.
Verres après verres, les lampions de la fête se sont tu et fait place à d'étranges lueurs qui vacillent devant ses yeux, se brouillant parfois de larmes.
Hébété, le regard dans le vide, les bruits d’autres canons le tiennent en alerte. Éclairs dans le ciel de Verdun.
Couché dans les tranchés, la boue lui colle à la peau, comme la peur au ventre. Au loin les canons tonnent et crachent leurs éclats d’acier. Cela fait cinquante ans que cet enfer le broie.
Soudain monte un cri sourd en lui.
Succédant au calme de la nuit écoulée, il est 7h 15 ce matin du 21 février quand un obus déchire le jour naissant. Puis un autre, puis 10 puis 100, puis 1000, à la cadence de 1 toute les 8 secondes.
Autour de lui la terre est parsemée de bouts de corps éparts. Ici une jambe sans corps. Là un corps sans tête. Plus loin les viscères déchiquetées, un soldat hurle sous la mitraille qui continue de tomber. Il a à peine 18 ans.
Sans s’attarder, sans même s’apitoyer, la troupe restante reforme un cercle rapide pour enrayer ce feu d’obus, exposant les quelques survivants à un nouveau massacre.
Il neige à présent. Tout tremblant, le Charles avale une rasade de gnôle bien forte et repart à l’assaut. Soudain dans le clair-obscur du soir qui tombe, des lueurs flamboyantes irradient l’horizon. Ce sont des lances flammes brandis par l’ennemi. Un mur de soldats se dresse devant eux. Le Charles hurle de toutes ses forces, des hommes couverts de boue, hagards et moitié fous se relèvent et arment leur fusil.
Écrasé sur sa chaise, il se reverse un canon.
Deux jours que les combats font rage. A la fin de l’orage, il redescend maintenant du Bois des Caures en compagnie du capitaine Vincent et du lieutenant Simons. Ils ne sont plus qu’une cinquantaine de leur bataillon, tout ce qu’il reste des douze cent combattants : un amas de boue, de chair, de sang.
A la hâte ils rassemblent au clair de lune ce qu’il reste de leurs camarades et dans un dernier adieu, ils entament une prière à ce dieu si puissant qui ne les écoute plus depuis longtemps.
Demain est un autre jour. Le Charles roule une cigarette de mauvais gris. Il ne sait plus si l’enfer est ici ou bien là-bas. La Fauvette à ses pieds pousse dans son sommeil des petits cris plaintifs. Mais lui, entend un autre gémissement. Sa jambe lui fait mal, un éclat d’obus vient juste de la lui fracasser au fort de Douaumont.
Empêtré dans ses souvenirs, il pleure à présent. L’automne est le printemps de l’hiver, songe- t-il entre deux autres coups de canon.
*Dans la maison, chez nous, c’est dans la cuisine, souvent unique pièce à vivre, unique pièce où on reçoit, où on a chaud l’hiver et où la vie s’écoule au son du tic-tac de la vieille pendule qui marque le temps qui va.
Dernière édition par Escandélia le Dim 30 Nov - 13:26, édité 3 fois (Raison : pourquoi sans que j'intervienne, ce texte s'est subitement titré en)
Escandélia- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: les canons de Verdun
Le vin ne semble pas aider ce pauvre Charles qui doit revivre chaque année, au moment des commémorations, le même supplice : celui de la guerre et des tranchées, en se souvenant. Les canons de rouge n'effacent pas les canons de Verdun. Un texte plein d'empathie pour ces pauvres soldats marqués à vie. Bravo Escandélia d'avoir vu - avec humanité - dans le buveur quelqu'un que l'on excuse.
Invité- Invité
Re: les canons de Verdun
Le pauvre ne doit certainement pas être le seul dans son cas. Cette guerre fut terrible et ton texte est un hommage finalement à tous ces pauvres poilus qui en garderont des séquelles toute leur vie !
Corrige vite....
" il s'en fouT"
Corrige vite....
" il s'en fouT"
Amanda.- Modératrice
- Humeur : résolument drôle
Re: les canons de Verdun
C'est un très bon texte plein de terribles vérités. Pauvre Charles il en tant vu qu'il ne peut oublier même pas dans l'ivresse.
Charlotte- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: les canons de Verdun
Oui , c'est un texte très fort qui donne toute sa force au monument aux morts de Gentioux
catsoniou- Kaléïd'habitué
- Humeur : couci - couça
Re: les canons de Verdun
Merci à tous pour vos coms.
Merci Cats pour la photo du monument de Gentioux. Un des cinq en France à n'avoir jamais été officiellement inaugurés, ni reconnus par les pouvoirs successifs en place.
Il dit non à la guerre, comme les autres 4. Tous les ans le 11 novembre voit un imposant rassemblement de pacifistes se déplacer de toute la France et même au delà de nos frontières. Ce rassemblement est regardé d'un sale œil par la préfecture.
Gentioux est tout près de La Courtine, qui a connu ses mutins dans la même période (c'est là qu'étaient déportés les soldats russes "un peu récalcitrants" ). Et que dire des fusillés pour l'exemple, pour lesquels on se bat afin qu'ils soient reconnus victimes de guerre ? Il y a une sacrée histoire dans ce petit coin de Creuse.
Quand au Charles, il a réellement existé. Ses souffrances il nous les a souvent racontés. Il est mort en février. La neige empêchait toute tentative de sortie. Son corps à demi mangé par son chien gisait derrière sa porte, la même que j'évoque dans mon texte. C'est le facteur, lorsqu'il a pu reprendre sa tournée qui l'a découvert. J'étais gamine à l'époque. Nous avons été très éprouvés par cette nouvelle.
Merci Cats pour la photo du monument de Gentioux. Un des cinq en France à n'avoir jamais été officiellement inaugurés, ni reconnus par les pouvoirs successifs en place.
Il dit non à la guerre, comme les autres 4. Tous les ans le 11 novembre voit un imposant rassemblement de pacifistes se déplacer de toute la France et même au delà de nos frontières. Ce rassemblement est regardé d'un sale œil par la préfecture.
Gentioux est tout près de La Courtine, qui a connu ses mutins dans la même période (c'est là qu'étaient déportés les soldats russes "un peu récalcitrants" ). Et que dire des fusillés pour l'exemple, pour lesquels on se bat afin qu'ils soient reconnus victimes de guerre ? Il y a une sacrée histoire dans ce petit coin de Creuse.
Quand au Charles, il a réellement existé. Ses souffrances il nous les a souvent racontés. Il est mort en février. La neige empêchait toute tentative de sortie. Son corps à demi mangé par son chien gisait derrière sa porte, la même que j'évoque dans mon texte. C'est le facteur, lorsqu'il a pu reprendre sa tournée qui l'a découvert. J'étais gamine à l'époque. Nous avons été très éprouvés par cette nouvelle.
Escandélia- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: les canons de Verdun
C'est un texte très émouvant, d'autant que tu nous apprends que Charles a existé.
Si j'étais toi, je mettrais toutes les parties "souvenirs" en italique pour bien faire la part des choses entre passé qui remonte à la surface et présent.
Si j'étais toi, je mettrais toutes les parties "souvenirs" en italique pour bien faire la part des choses entre passé qui remonte à la surface et présent.
Admin- Admin
- Humeur : Concentrée
Re: les canons de Verdun
Merci Admin pour la suggestion. Je viens de rééditer mon texte avec en italique les parties souvenir.
Escandélia- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: les canons de Verdun
Whaou ... c'est beau et fort dans sa tristesse ... impressionnant ton texte surtout en cette année du centenaire du debut de la 1ere guerre mondiale. Tres bel hommage a tous ces soldats qui sont partis se battre, pour ne pas revenir, ou revenir estropiés (que ce soit visible sur le corps ou plus invisible mais pas moins douloureux dans la tete)
Myriel- Kaléïd'habitué
- Humeur : Girouette
Re: les canons de Verdun
Merci Myriel. Je crois qu'aucun anniversaire ne doit nous faire oublier celui là.
Escandélia- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: les canons de Verdun
Tu as très bien décrit cet enfer et la façon dont il revient hanter l’ancien combattant le jour de cette commémoration. Passé et présent se mêlent et, triste ironie, il prend un allemand d’aujourd’hui, sans doute bien pacifique pour un ennemi ! les flashes du combat des tranchées sont terribles et haletants. Très jolie, l’expression de ta note in fine : » la vieille pendule qui marque le temps qui va »
Il parait qu’il n’y a encore pas si longtemps, lorsque les soldats de la Courtine traversaient Gentioux, ils avaient ordre de tourner la tête pour ne pas voir cette horreur pacifiste. La plupart des monuments aux morts français sont belliqueux : combien de poilus baïonnette au clair, prête a étriper les boches ! Il existe malgré tout quelques dizaines de monuments pacifistes, même si c’est moins ouvertement qu’à Gentioux.
Un peu de chauvinisme ( c’est de mise quand on parle de 14-18...) : la palme du monument aux morts le plus étrange revient sans doute à mon département de l’Hérault, C’est celui de Clermont l’Hérault, dû au sculpteur Paul dardé, élève de l’école de Rodin. On y voit penchée sur la dépouille d’un poilu, une femme nue, vêtue de ses seuls bijoux, dans une attitude des plus lascives, arborant un sourire énigmatique. Elle est pourvue de plumes, mais qui ne ressemblent pas du tout à celles des multiples « victoires », mais à l’éventail de grandes plumes des danseuses de cabaret. Au départ, ce monument a fait scandale, car on y voyait une provocation, mais il a quand même été inauguré.
Il parait qu’il n’y a encore pas si longtemps, lorsque les soldats de la Courtine traversaient Gentioux, ils avaient ordre de tourner la tête pour ne pas voir cette horreur pacifiste. La plupart des monuments aux morts français sont belliqueux : combien de poilus baïonnette au clair, prête a étriper les boches ! Il existe malgré tout quelques dizaines de monuments pacifistes, même si c’est moins ouvertement qu’à Gentioux.
Un peu de chauvinisme ( c’est de mise quand on parle de 14-18...) : la palme du monument aux morts le plus étrange revient sans doute à mon département de l’Hérault, C’est celui de Clermont l’Hérault, dû au sculpteur Paul dardé, élève de l’école de Rodin. On y voit penchée sur la dépouille d’un poilu, une femme nue, vêtue de ses seuls bijoux, dans une attitude des plus lascives, arborant un sourire énigmatique. Elle est pourvue de plumes, mais qui ne ressemblent pas du tout à celles des multiples « victoires », mais à l’éventail de grandes plumes des danseuses de cabaret. Au départ, ce monument a fait scandale, car on y voyait une provocation, mais il a quand même été inauguré.
tobermory- Kaléïd'habitué
- Humeur : Changeante
Re: les canons de Verdun
Merci Tober pour ce témoignage. Paul Dardé a également sculpté le monument aux morts de Lodève, qui est lui aussi un monument pacifiste.
Pour Gentioux, il fut longtemps considéré comme un affront par les pouvoir publics. J'ai aussi entendu dire par les gens du coin ce que tu dis, à savoir qu'il était demandé aux soldats en manoeuvre à La Courtine, de détourner la tête lorsqu'ils traversaient Gentioux.
Pour Gentioux, il fut longtemps considéré comme un affront par les pouvoir publics. J'ai aussi entendu dire par les gens du coin ce que tu dis, à savoir qu'il était demandé aux soldats en manoeuvre à La Courtine, de détourner la tête lorsqu'ils traversaient Gentioux.
Escandélia- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: les canons de Verdun
Ton histoire prend aux tripes...
Elle arrache le cœur quand on arrive à la fin...
Même le besoin de s'enivrer n'apporte aucun réconfort face aux souvenirs traumatiques de Charles à la guerre.
Rien qu'à la lecture, on vit cela comme un supplice que l'on sait se répète chaque année si ce n'est pas plus... Alors je n'imagine même pas tous les Charles qui ont connu la survie après la guerre...
C'est un hommage que tu rends au Charles que tu connais et à tous les Charles que l'on ne connaît pas mais qui ont existé....
Elle arrache le cœur quand on arrive à la fin...
Même le besoin de s'enivrer n'apporte aucun réconfort face aux souvenirs traumatiques de Charles à la guerre.
Rien qu'à la lecture, on vit cela comme un supplice que l'on sait se répète chaque année si ce n'est pas plus... Alors je n'imagine même pas tous les Charles qui ont connu la survie après la guerre...
C'est un hommage que tu rends au Charles que tu connais et à tous les Charles que l'on ne connaît pas mais qui ont existé....
July_C- Kaléïd'habitué
- Humeur : qui vagabonde
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