A. Un regard sur le passé

« Je pars le cœur en vrac » ai-je entendu prononcer ma grand-mère plusieurs fois avant de monter dans le grand bateau. Je la regardais sans comprendre. Que voulait-elle dire par là ? Ses yeux étaient rouge, son visage fermé, son regard absent. C’était en août 1930.

J’avais alors à peine trois ans. Un âge où tout est découverte encore, jeu, expérience nouvelle. Je suivais avec curiosité les préparatifs de départ. Je sentais bien quelque chose de spécial dans l’air, une sorte d’atmosphère oppressante, sans que j’arrive à la définir clairement. Je me souviens que je posais toujours la même question : « Pourquoi on prend le grand bateau ? » Les regards qui me répondaient me rendaient muette et mal à l’aise.

Je me souviens qu’au moment du départ, j’ai eu envie de courir sur le sentier qui mène à la mer. Mon frère m’a stoppée dans mon élan, me prenant la main d’un geste ferme. Aujourd’hui encore, quand j’y pense, je peux sentir l’étau de sa main sur la mienne. Personne ne souriait. Peu à peu, toute gaîté s’est tue en moi aussi et une peur indéfinissable s’est insinuée dans les replis de mon cœur d’enfant.

Cette peur d’un danger présent, non palpable, je la retrouverai souvent sur le chemin de ma vie, en particulier au moment de prendre des décisions importantes. Bien que nous ayons voyagé en famille, j’ai vécu le départ de l’île comme un grand moment de solitude. Tant de non-dits, d’incompréhension d’inconnu, de tristesse, de révolte, de douleur tue. Chacun semblait plongé dans son propre désarroi. Je percevais ces émotions mais ne savais pas qu’en faire ni à quoi les rattacher.

Des années plus tard seulement, quand j’ai moi-même mis au monde mes propres enfants, j’ai voulu revenir sur cet événement dont personne ne semblait vraiment vouloir parler. Un jour cependant, j’ai commencé à questionner Maman. Je voulais tout savoir, le pourquoi, je comment, ce qu’elle avait ressenti. Je voulais comprendre tout ce que je n’avais pas compris alors, connaître les moindres détails. J’ai posé les mêmes questions à mon père, à mon frère, jusqu’à ce que toutes les pièces de mon puzzle fussent rassemblées, que l’histoire personnelle et familiale me semblât complète.

Il ne me manquait que la version de grand-maman. Mais grand-maman ne vivait plus. Mon père m’a dit qu’elle s’en était allée peu de temps après l’exode. Elle savait qu’elle ne s’en remettrai pas.

Le départ a été assez tragique, traumatisant, pour s'imprimer à jamais dans la mémoire de cette petite fille de trois ans à l'époque.

Heureusement qu'elle a pu reconstituer le puzzle ensuite, heureusement que sa famille a accepté de parler, de revenir sur le drame, ce n'est pas toujours le cas.

C'est superbe Mesange. Tu vas au delà du départ, tu expliques comment une petite fille s'est construite avec ce bagage, comment elle a ressenti les choses, et enfin comment elle a reconstitué le puzzle de son passé.
C'est extrêmement intéressant à lire, j'aime beaucoup

Un texte très interessant car il aborde la consigne sous un autre angle. Une petite fille qui, à defaut de comprendre ce qui se passait, a ressenti ("encaissé") toutes les émotions des autres.
Tu décris bien la nécessité de comprendre pour pouvoir se construire

Comme Sherkane, je trouve que ton idée de départ sur "la nécessité de comprendre pour pouvoir se construire" est est extrêmement bien développée à travers les mots d'une petite fille, face à la solitude de cet exode collectif.

Je pense, comme toi, qu'à cet âge - trois ans à peine - la petite fille a surtout ressenti l'imminence confuse d'un danger au moment du départ. 
Bien vu, Mésange, le fait de se reporter plusieurs années après l'exode pour essayer de comprendre ce qui était alors obscur dans l'esprit de l'enfant.

Merci pour vos réactions à mon texte

Dans la peau d'un enfant de trois ans, au moment des faits. Cela veut dire d'abord avoir vécu un traumatisme sans le comprendre. Ensuite avec les récits des uns et des autres autour, se forger des souvenirs, à tel point que devenu grand, l'enfant ne discerne qu'à peine la part du souvenir et celle du récit. Pour finir mettre des mots sur une douleur profonde et mal comprise pour trouver enfin la paix avec soi. Encore un très bon texte vu sous un angle nouveau, pour notre plus grand plaisir.

Je n'ai pas eu le temps de venir te lire la semaine dernière mais du coup je comprends mieux pourquoi ce coup de coeur !

Vraiment très fort comme texte et une belle façon de montrer comme quoi les non-dits dans l'enfance peuvent avoir des repercussions sur l'enfant quand même. Même si il n'y a pas les mots, il y a l'ambiance, le ressenti... etc et je trouve que tu le décris fort bien !

J'aime ton angle d'attaque sur ce texte.

Merci July_C