A. Gargouilles et chimères

« J’ai pas fermé l’œil de la nuit », se plaint Chèvrimal à Chimpamrut, l’autre chimère.

« Avec l’orage, ces idiotes de gargouilles n’ont pas cessé de dégueuler des torrents de pluie qui s’écrasaient en cascades en faisant un boucan pas possible ! »

Chimpamrut : « Tu devrais pourtant avoir l’habitude, cela fait plus de deux cent ans qu’on est là et c’était pas notre premier orage. Mais c’est vrai qu’hier soir, avec la foudre, tu avais vraiment une tête d’enfer. Même moi j’ai eu peur. »

Chèvrimal : « Merci du compliment. Tu n’étais pas mal non plus. Chaque éclair te défigurait en King Kong du moyen âge, les gargouilles en pissaient de trouille ! »

Chimpamrut : « Décidément, tu leur en veux aux gargouilles. Pourtant, elles habitent ici depuis bien plus longtemps que nous. Et puis, elles font aussi le même boulot, combattre les assauts du mal »

Chèvrimal : « Et tu trouves que ça leur réussi ? Elles sont bien trop vieilles, à chaque bruine elles bavent de sénilité. Mais regardes- les ! Tendues depuis des siècles, gueules ouvertes de peur de tomber, qui pourrait encore les craindre ? »

Chimpamrut : « Tu es de mauvaise foi, comme chimères nous ne réussissons pas mieux que les gargouilles pour vaincre le mal. »

Chèvrimal : « Parce que tu y as cru toi ? Tu croyais vraiment qu’on pouvait repousser les assauts du mal ? T’es pas seulement un essai raté du penseur de Rodin, t’as rien d’un penseur du tout. »

Chimpamrut : « Arrête de bêler, espèce de bouc décorné ! Je n’y crois pas non plus. Enfin, je n’y crois plus. Au début oui, peut-être. A notre arrivée, les gargouilles nous avaient dit qu’après six cent ans d’efforts, elles avaient besoin de renfort. Le mal semblait gagner du terrain. Et avec les années, avec tout ce qu’on a pu voir, j’ai évidemment aussi perdu mes illusions. »

Chèvrimal : « Tu me rassures ! J’avais peur de devoir faire la conversation à un connard pour l’éternité. Et tu ne devines pas pourquoi je suis de mauvais poil ? »

Chimpamrut : « Ben, on vient d’en parler, on ne sert pas à grand-chose. »

Chèvrimal : « Nos gueules d’enfarinés ne servent pas à grand-chose ! Mais là où j’ai le bourdon, c’est que 30.000 touristes par jour nous observent d’en bas, et que cet imbécile de sculpteur, avec ses croyances d’ignare, nous a tous burinés comme des cauchemars. Tu as beau prendre la pose, tu crois que tu es photogénique ? Juste bon pour la publicité d’un papier cul qui gratte ! »

Chimpamrut : « Eh, oh ! T’as intérêt à te calmer, hein ! T’as tellement beuglé, qu’un pigeon s’est lâché sur ton crâne. T’as qu’à attendre la prochaine pluie pour te rincer, la tronche et les idées. Maintenant tu la boucles ! »