A - La chanson de la rivière

Tu peux jeter la pierre, moi je ne sentirai rien.

Je me contenterai de l'accueillir.
Je la laisserai glisser sur moi et en moi.
Je me refermerai sur elle.
Je la caresserai ou je la brutaliserai.
Je la polirai ou je la réduirai en miettes.
Je la parerai d'algues.
Je l'enfouirai dans mon lit.
Je laisserai les poissons s'y cacher.
Je l'entrainerai dans mes profondeurs ou je la recracherai sur la berge.
Ce sera comme bon me semblera puisque tu me l'auras donnée.

Toi.

Si tu es un rêveur, tu l'imagineras rejoindre l'océan.
Si tu es un violent, tu la verras percuter un corps.
Si tu es un enfant tu penseras qu'elle rejoint un palais sous-marin.
Si tu aimes les défis, tu compteras le nombre de ricochets qu'elle fait.
Si tu es joueur, tu en lanceras encore et encore pour qu'elle rejoigne l'autre rive.
Si tu es un méditatif, tu te perdras dans l'ondoiement des ronds qu'elle engendrera.
Si tu es mélancolique, tu joueras avec l'idée de sombrer avec elle.
Si tu es un photographe, tu chercheras à saisir les gouttes qui s'élèvent en couronne.
Si tu es un peintre, tu capteras l'arc-en-ciel qui naîtra de cette couronne.
Si tu es un aventurier, tu la verras se transformer en gué.
Si tu es poète, tu chanteras la brève musique de son immersion.

Et toi qui écris ces mots ?

Moi, je ne te jette pas de pierre, je me contente de te regarder courir, je rêve en te voyant dessiner un monde à l'envers d'arbres et de ciel, j'admire tes reflets, je me laisse porter par le chant de tes remous, j'aimerais rejoindre le cygne qui glisse ou le poisson qui se faufile dans tes cheveux fous.
Moi, je ne te jette pas de pierre, je capture ta vie sans cesse renouvelée avec mon appareil photo, je te garde précieusement dans ma mémoire.

Même si tu ne sens rien, je ne te jette pas de pierre.