Mon amie Nola

Tous ceux qui se souviennent de Nola diront qu'elle était une jeune fille merveilleuse. Malgré les temps difficiles, Nola gardait constamment le sourire. Je la revois encore, descendant la rue, son cartable à la main, dans la fraîcheur du matin. Bien des années après, j’entends son rire et me souviens du timbre de sa voix.

Nola était mon amie. Nous avions quinze ans et étions voisines de paliers. Nola était arrivée avec sa famille quatre ans auparavant, en août me  semble-t-il. La veille de la rentrée scolaire, elle avait frappé à notre porte. Sa mère avait entendu dire qu’une enfant du même âge habitait dans l’immeuble. Nola, intimidée, s’était excusée de venir interrompre notre repas, mais le lendemain était son premier jour de classe et elle se demandait s’il serait possible que nous fassions le chemin ensemble, elle ne connaissait pas très bien le quartier. C’est ainsi que Nola entra dans ma vie. Nous devînmes très vite inséparables.

Au début, je lui avais posé des tas de questions. D’où elle venait, où était son père, pourquoi elle avait ce léger accent germanique. Elle répondait toujours vaguement ; son père travaillait à l’étranger, elle venait de la campagne et elle n’avait pas d’accent, juste un léger défaut de prononciation.

Un soir, j’en avais discuté avec ma mère. Peut-être en savait-elle un peu plus sur nos nouvelles voisines. Je trouvais que pour des gens de la campagne, Nola et sa mère avaient l’air très cultivées et il y avait des tas de livres chez eux, et puis sa maman, bien qu’elle fasse des ménages, était toujours tirée à quatre épingles. Maman m’avait répondu que cela ne nous regardait pas, qu’on avait tous des secrets qu’on ne voulait pas partager, soit parce qu’ils n’étaient pas avouables, soit parce que les révéler pourrait nous mettre en danger.

  - En danger de quoi, lui avais-je demandé.

Elle s’était alors agenouillée à mes pieds, m’avait prise dans ses bras et tout en caressant mes cheveux, avait prononcé ces quelques mots d’une voix à peine audible et que je ne compris que bien longtemps après.

  - Les murs ont des oreilles, ma chérie, et ces oreilles ne sont pas toujours bienveillantes. Le monde ne tourne plus aussi rond qu’avant. Vois comme la vie est difficile en ce moment. Tout le monde se méfie de tout le monde. Et il y en aura toujours un que l’on croyait connaître pour faire du mal aux gens qu’on aime.

  - Tu veux dire que la mère de Nola va nous faire du mal ?

  - Non ma chérie, je veux dire que Nola et sa maman sont des braves gens à qui on pourrait vouloir du mal. Alors, si tu aimes Nola, si tu veux protéger ton amie, laisse-là garder ses secrets.

J’avais promis et n’avais plus jamais posé de questions, ni à maman, ni à Nola.

S’en suivirent trois années merveilleuses, Nola était devenue la sœur que je n’avais jamais eue et je redoutais le moment où son père rentrerait de l’étranger pour l’amener loin, Nola me disait souvent avec des yeux brillants :

  - Papa reviendra bientôt et nous partirons avec lui dans un autre pays, il y aura là-bas un travail pour lui, une belle maison et un grand jardin.

Et comme je la suppliais de ne pas me quitter, elle me répondait :

  - Il y aura une chambre rien que pour toi et tu pourras venir passer toutes les grandes vacances chez moi.

Elle était si lumineuse lorsqu’elle me parlait de sa vie d’après, que je ne pouvais la décevoir et gardais mon chagrin, car que pouvait-il arriver de plus épouvantable que le départ de mon amie ?
Avec mes préoccupations de gamine de quatorze ans, j’étais si loin du compte ! Mais comment imaginer l’inimaginable ?

Lorsqu’un matin de printemps 1942, j’ai ouvert la porte à Nola, elle était méconnaissable. Son sourire avait disparu, Nola pleurait sans pouvoir s’arrêter. Je l’ai faite entrer, essayant de comprendre ce qui se passait. C’est en voyant l’étoile jaune cousue à la hâte sur sa veste que j’ai réalisé. Le secret de Nola me revenait en pleine figure et me laissait KO debout. Nola, mon amie, ma confidente, ma sœur de cœur, Nola était en danger. Cette putain de guerre nous rattrapait, elle allait nous engloutir…

Nola et sa mère partirent quelques jours plus tard, à la campagne, chez une cousine de maman. Je garde une reconnaissance infinie à maman qui s’est démenée tant et plus pour aider et protéger ces deux personnes devenues si chères à nos cœurs.

Quelques mois après, je reçus une lettre de Nola, sa première et dernière lettre.

Mon amie,

Je suis à Drancy, nous avons été arrêtées la semaine dernière. Nous partons demain en train. J’ai droit à une lettre et c’est à toi que je l’écris, toi mon amie. Tu me manques tant.
Nous sommes en bonne santé, maman est près de moi. Ne t’inquiète pas pour moi, nous allons probablement dans un camp de travail en Allemagne. Ce sera dur, mais je garde le moral et l’espoir que cette guerre sera très vite finie et que nous nous retrouverons bientôt.
Embrasse ta maman.
Je t’écrirai dès mon arrivée là-bas si je le peux.
A bientôt mon amie.
Nola

Nola et sa mère furent du convoi numéro 55 qui partit de Drancy le 23 juin 1943.
Nola venait d’avoir quinze ans. Moi, j’allais les avoir un mois plus tard.

Longtemps après la guerre, j’allais encore, tous les soirs, après les cours, m’asseoir sur le quai de la gare. A chaque arrivée de train, je me levais pleine d’espoir. Je dévisageais les passagers un à un. Je les voyais heureux de se retrouver, s’embrasser, rire, se prendre dans les bras. Avaient-ils déjà oublié ? Ou bien gardaient-ils eux aussi des secrets inavouables parce que trop douloureux.

Le quai se vidait, c’était alors le silence. Puis un autre train entrait en gare, d’autres passagers en descendaient. Je me levais à nouveau. J’attendais Nola, je cherchais Nola, j’espérais toujours.