l'appel des cimes (suite)
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l'appel des cimes (suite)
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- Dis pépé, raconte encore : comment c’était avant ?
- Avant ! oh, avant ! c’était dur tu sais. Les enfants comme toi restaient à la maison avec leur mère à s’occuper du jardin, des petits encore plus jeunes que toi, des bêtes qu’on n’avait pas pu emmener à l’estive, les lourds travaux des champs, et aussi des malades ou des vieux qu’il fallait soigner .
- Mais alors, il n’y avait jamais de vacances ?
- Non, jamais. L’été c’était la ferme qui prenait tout notre temps. On allait en classe jusqu’ à l’âge de douze an, seulement l’hiver, et encore ! les journées de gros temps, on restait à la maison. Après, il fallait se placer dans les fermes des alentours pour gagner son pain. Les filles devenaient servantes sur les gros domaines et nous les gars on était commis de ferme, les ainées reprenaient l’exploitation familiale quand celle-ci le permettait. Les plus chanceux allaient gendre dans une grosse maison. Et puis il y avait la guerre, d’où peu revenaient. Parfois estropié.
- Ça veut dire quoi estropié ?
- Ça veut dire qu’on ne peut plus rien faire et qu’on est une charge de plus pour les autres.
- Tu y es allé, toi, à la guerre ?
- Oui, comme tous les jeunes de mon âge et même des plus vieux. La grande, celle que l’on disait la dernière, dans le village, il en partit dix, seulement trois sont revenus. Le Pipo, le Charles et moi, l’Auguste. Le Pipo est devenu fou, Le Charles a gardé de sérieuses blessures aux jambes, aux poumons : il a été gazé, tu comprends ? Et quand son âme le fait souffrir, il déparle et déraisonne.
- Et toi, pépé ?
- Moi, je suis monté sept fois à l’attaque, jamais blessé. Mais du côté de Charleroi, j’ai pris un éclat d’obus qui se promène encore en moi. J’ai été prisonnier à la seconde, me suis évadé trois fois. Repris trois fois. La dernière, un peu avant la libération, en 1944. Ce sont les Soviets qui ont libéré le camp. Nous n’étions plus que quelques squelettes, couverts de poux et de vermine. Nombreux sont ceux qui n’en sont pas revenus, parmi eux de tout jeunes enfants comme toi ou de très vieux comme moi…
- Pendant la guerre, qui s’occupait des troupeaux?
- Les femmes, les enfants, les grands parents, les réfugiés.
- C’était qui les réfugiés ?
- C’était des gens qui avaient fui leur pays et la guerre pire encore chez eux qu’ici. C’était l’exode, une autre transhumance en somme. Et puis, tu sais pendant la guerre, rien n’était plus pareil !Après non plus, c’était plus comme avant.
- Pourquoi, c’était plus comme avant ?
- Il en manquait beaucoup. Quand je suis revenu au pays, ton père était déjà grand, je l’avais quitté enfant, c’était presqu’un jeune homme bon à marier.
La première estive qui a suivi mon retour, il est monté avec moi. Je lui ai appris tous les gestes, tous les rudiments et je suis reparti en bas, dans la vallée. L’année suivante, c’est lui qui est resté, il avait rencontré la Mariette qui allait devenir ta maman.
- Il ne venait plus avec toi, mon papa, gravir les montagnes ?
- Si, mais pas cette fois, il fallait que quelqu’un s’occupe des fermes en bas, et j’étais plus expérimenté que lui, bien que : il apprenait vite, il aurait été un bon pastre. Nous étions en 1948, il fallait tout reconstruire dans le pays. La vie était devenue dure ici dans nos régions. Plus personne ne voulait travailler la terre. Les américains et les prisonniers revenus d’Allemagne – ceux qui étaient dans les grosses fermes de Saxe ou de Westphalie – avaient rapporté d’autres pratiques, plus modernes.
Les jeunes se sont embauchés dans les usines, sur les chantiers du bâtiment, où ils pouvaient, du moment qu’ils gagnaient quelques sous.
Les filles ne voulaient pas de cette vie de misère, sans confort, où il fallait toujours se salir les mains.
Seuls sont restés quelques vieux attachés à leurs rocailles. Quelques enfants du pays ont continué à faire vivre leurs racines et ont récupéré cette terre dont les autres ne voulaient plus.
J’ai continué à emmontagner.
J’ai conduit mon troupeau et celui que les autres éleveurs voulaient bien me confier. Là - haut, j’étais le maître du monde. Seul dans le calme de l’immensité recouverte de gentianes, de genêts à balai et de reines des près. Nous n’avions plus notre Grison, un attelage de vaches Aubrac le remplaçait, la Blonde et la Marquise, deux maitresses bêtes, robustes comme le roc, dociles et vaillantes. Nous emmenions avec nous un goret nourrit de mairgue et de patates. Il mangeait aussi quelques racines. Quand nous redescendions à la ferme, nous le finissions d’engraisser et pour la mi - janvier, nous avions jambons et saucissons. Le lard séchait dans le saloir et les pots de gré étaient garnis pour l’année.
- Et tu savais les tuer, toi les cochons ?
- Non, c’était un travail de spécialiste, c’est ton oncle, le Charlot, le frère de ta maman qui le faisait. Il n’avait pas son pareil, d’un coup sec il lui enfonçait la lame de son couteau dans la courgniole, et le tour était joué. La bête n’avait pas le temps de souffrir.
Les voisins, les amis, la famille étaient là aussi. Chacun avait une tâche bien précise à accomplir. Chez nous, les hommes allaient laver le ventre du cochon, au ruisseau qui coule en bas du village. Le Charlot découpait la bête et taillait rôtis et côtelettes. Ta maman préparait les boudins qui cuisaient doucement au coin du fourneau, toute l’après- midi dans une marmite remplie de paille et d’eau. De temps en temps, le Charlot venait vérifier la cuisson en plantant une aiguille dans le boyau.
Quand ils étaient prêts, on composait les grillades et chacun repartait avec, plié dans un torchon : boudin, morceau de filet, quelques viandes à griller…de quoi se régaler.
Les voisins à leur tour rendaient la pareille, nous pouvions ainsi avoir de la viande fraîche une partie de l’hiver.
- C’était magique avant que je sois né ?
- Non, c'était dur aussi, c’était une autre époque. Il y avait du monde au village et une belle solidarité, parfois de circonstance, mais chacun s'en accommodait !
- Regarde pépé !ce nuage de poussière, je les voie, elles arrivent !
- Et tu les entends aussi ! écoute ces clarines ! comme elles sonnent clair ! Elles vont au point de rassemblement, c’est en train ou en camion qu’elles feront une grande partie du voyage. La dernière, elles l’accompliront dans la poussière du flanc rocailleux de la grande montagne. La haut, sur l’estive, les clôtures ont remplacées les bergers. Tout l’été, elles brouteront l’herbe parfumée, seulement dérangées par les touristes, ces autres transhumants.
- Dis pépé, raconte encore : comment c’était avant ?
- Avant ! oh, avant ! c’était dur tu sais. Les enfants comme toi restaient à la maison avec leur mère à s’occuper du jardin, des petits encore plus jeunes que toi, des bêtes qu’on n’avait pas pu emmener à l’estive, les lourds travaux des champs, et aussi des malades ou des vieux qu’il fallait soigner .
- Mais alors, il n’y avait jamais de vacances ?
- Non, jamais. L’été c’était la ferme qui prenait tout notre temps. On allait en classe jusqu’ à l’âge de douze an, seulement l’hiver, et encore ! les journées de gros temps, on restait à la maison. Après, il fallait se placer dans les fermes des alentours pour gagner son pain. Les filles devenaient servantes sur les gros domaines et nous les gars on était commis de ferme, les ainées reprenaient l’exploitation familiale quand celle-ci le permettait. Les plus chanceux allaient gendre dans une grosse maison. Et puis il y avait la guerre, d’où peu revenaient. Parfois estropié.
- Ça veut dire quoi estropié ?
- Ça veut dire qu’on ne peut plus rien faire et qu’on est une charge de plus pour les autres.
- Tu y es allé, toi, à la guerre ?
- Oui, comme tous les jeunes de mon âge et même des plus vieux. La grande, celle que l’on disait la dernière, dans le village, il en partit dix, seulement trois sont revenus. Le Pipo, le Charles et moi, l’Auguste. Le Pipo est devenu fou, Le Charles a gardé de sérieuses blessures aux jambes, aux poumons : il a été gazé, tu comprends ? Et quand son âme le fait souffrir, il déparle et déraisonne.
- Et toi, pépé ?
- Moi, je suis monté sept fois à l’attaque, jamais blessé. Mais du côté de Charleroi, j’ai pris un éclat d’obus qui se promène encore en moi. J’ai été prisonnier à la seconde, me suis évadé trois fois. Repris trois fois. La dernière, un peu avant la libération, en 1944. Ce sont les Soviets qui ont libéré le camp. Nous n’étions plus que quelques squelettes, couverts de poux et de vermine. Nombreux sont ceux qui n’en sont pas revenus, parmi eux de tout jeunes enfants comme toi ou de très vieux comme moi…
- Pendant la guerre, qui s’occupait des troupeaux?
- Les femmes, les enfants, les grands parents, les réfugiés.
- C’était qui les réfugiés ?
- C’était des gens qui avaient fui leur pays et la guerre pire encore chez eux qu’ici. C’était l’exode, une autre transhumance en somme. Et puis, tu sais pendant la guerre, rien n’était plus pareil !Après non plus, c’était plus comme avant.
- Pourquoi, c’était plus comme avant ?
- Il en manquait beaucoup. Quand je suis revenu au pays, ton père était déjà grand, je l’avais quitté enfant, c’était presqu’un jeune homme bon à marier.
La première estive qui a suivi mon retour, il est monté avec moi. Je lui ai appris tous les gestes, tous les rudiments et je suis reparti en bas, dans la vallée. L’année suivante, c’est lui qui est resté, il avait rencontré la Mariette qui allait devenir ta maman.
- Il ne venait plus avec toi, mon papa, gravir les montagnes ?
- Si, mais pas cette fois, il fallait que quelqu’un s’occupe des fermes en bas, et j’étais plus expérimenté que lui, bien que : il apprenait vite, il aurait été un bon pastre. Nous étions en 1948, il fallait tout reconstruire dans le pays. La vie était devenue dure ici dans nos régions. Plus personne ne voulait travailler la terre. Les américains et les prisonniers revenus d’Allemagne – ceux qui étaient dans les grosses fermes de Saxe ou de Westphalie – avaient rapporté d’autres pratiques, plus modernes.
Les jeunes se sont embauchés dans les usines, sur les chantiers du bâtiment, où ils pouvaient, du moment qu’ils gagnaient quelques sous.
Les filles ne voulaient pas de cette vie de misère, sans confort, où il fallait toujours se salir les mains.
Seuls sont restés quelques vieux attachés à leurs rocailles. Quelques enfants du pays ont continué à faire vivre leurs racines et ont récupéré cette terre dont les autres ne voulaient plus.
J’ai continué à emmontagner.
J’ai conduit mon troupeau et celui que les autres éleveurs voulaient bien me confier. Là - haut, j’étais le maître du monde. Seul dans le calme de l’immensité recouverte de gentianes, de genêts à balai et de reines des près. Nous n’avions plus notre Grison, un attelage de vaches Aubrac le remplaçait, la Blonde et la Marquise, deux maitresses bêtes, robustes comme le roc, dociles et vaillantes. Nous emmenions avec nous un goret nourrit de mairgue et de patates. Il mangeait aussi quelques racines. Quand nous redescendions à la ferme, nous le finissions d’engraisser et pour la mi - janvier, nous avions jambons et saucissons. Le lard séchait dans le saloir et les pots de gré étaient garnis pour l’année.
- Et tu savais les tuer, toi les cochons ?
- Non, c’était un travail de spécialiste, c’est ton oncle, le Charlot, le frère de ta maman qui le faisait. Il n’avait pas son pareil, d’un coup sec il lui enfonçait la lame de son couteau dans la courgniole, et le tour était joué. La bête n’avait pas le temps de souffrir.
Les voisins, les amis, la famille étaient là aussi. Chacun avait une tâche bien précise à accomplir. Chez nous, les hommes allaient laver le ventre du cochon, au ruisseau qui coule en bas du village. Le Charlot découpait la bête et taillait rôtis et côtelettes. Ta maman préparait les boudins qui cuisaient doucement au coin du fourneau, toute l’après- midi dans une marmite remplie de paille et d’eau. De temps en temps, le Charlot venait vérifier la cuisson en plantant une aiguille dans le boyau.
Quand ils étaient prêts, on composait les grillades et chacun repartait avec, plié dans un torchon : boudin, morceau de filet, quelques viandes à griller…de quoi se régaler.
Les voisins à leur tour rendaient la pareille, nous pouvions ainsi avoir de la viande fraîche une partie de l’hiver.
- C’était magique avant que je sois né ?
- Non, c'était dur aussi, c’était une autre époque. Il y avait du monde au village et une belle solidarité, parfois de circonstance, mais chacun s'en accommodait !
- Regarde pépé !ce nuage de poussière, je les voie, elles arrivent !
- Et tu les entends aussi ! écoute ces clarines ! comme elles sonnent clair ! Elles vont au point de rassemblement, c’est en train ou en camion qu’elles feront une grande partie du voyage. La dernière, elles l’accompliront dans la poussière du flanc rocailleux de la grande montagne. La haut, sur l’estive, les clôtures ont remplacées les bergers. Tout l’été, elles brouteront l’herbe parfumée, seulement dérangées par les touristes, ces autres transhumants.
Escandélia- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: l'appel des cimes (suite)
Chaque partie de ce texte me ramène à un souvenir d'enfant, l'un des miens ou un souvenir de mes parents.
J’aime particulièrement la partie où tu racontes la journée où on tue le cochon, c'est exactement comme ça que je l'ai vécu quand j'étais gosse, c'était vraiment un jour de fête!
J’aime particulièrement la partie où tu racontes la journée où on tue le cochon, c'est exactement comme ça que je l'ai vécu quand j'étais gosse, c'était vraiment un jour de fête!
Admin- Admin
- Humeur : Concentrée
Re: l'appel des cimes (suite)
merci Admin, oui c'était la fête, il y en avait d'autres aussi comme la batteuse, les vendanges dans les régions viticoles, chacune ponctuait les saisons, et c'est vrai qu'il y avait de la solidarité alors dans nos campagnes.
Escandélia- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: l'appel des cimes (suite)
Chez moi c'était le cochon au printemps et puis à l'automne on tuait les canards que l'on avait gavé pendant des semaines. Tout est bon dans le cochon, et tout était bon aussi dans le canard
Admin- Admin
- Humeur : Concentrée
Re: l'appel des cimes (suite)
A part les montées à l'estive, ton texte me parle beaucoup Escandélia. J'ai vécu ou entendu raconter tout ce que tu as très bien décrit. Merci pour ce clin d'œil à notre enfance de petites paysannes !
Invité- Invité
Re: l'appel des cimes (suite)
Merci à toi Yvanne pour la qualité de ton com.
J'ai quand même envie de dire : ce n'est pas parceque nous sommes nées pauvres et du mauvais côté de la barrière que nos vie n'ont pas d'importance et pas de valeur. Ce n'est pas non plus parce que la vie ne nous a offert que peu d'instruction que nous n'avons rien à dire. Et puis, la vie de paysanne est tout à fait honorable. Il m'arrive de relire quelques lettres que nous ont laissé nos parents et nos grand parents (pour qui la vie était encore plus dure) Je suis toujours surprise par la qualité de l'écriture, l'application qu'ils mettaient dans l'écriture, cette belle écriture ronde avec des pleins et des déliés, toujours parfaitement calligraphiée, mais aussi, la qualité de leurs mots, toujours bien choisis avec bon sens, de leurs phrases, toujours bien construites, sans fautes d'orthographe, sans faute d'accord ni de grammaire. Je suis bien incapable d'en faire autant. Et pourtant, à 12 ans ils avaient quitté l'école, le certificat d'étude en poche, en étant allé en classe seulement les mois d'hiver, dans le froid et la tourmente. Peu de gens, peu de femmes auraient supporter d'endurer ce que nos mères ont eu à vivre. C'est en pensant à elles que j'arrive à trouver des mots pour parler de toutes ces choses.
J'ai quand même envie de dire : ce n'est pas parceque nous sommes nées pauvres et du mauvais côté de la barrière que nos vie n'ont pas d'importance et pas de valeur. Ce n'est pas non plus parce que la vie ne nous a offert que peu d'instruction que nous n'avons rien à dire. Et puis, la vie de paysanne est tout à fait honorable. Il m'arrive de relire quelques lettres que nous ont laissé nos parents et nos grand parents (pour qui la vie était encore plus dure) Je suis toujours surprise par la qualité de l'écriture, l'application qu'ils mettaient dans l'écriture, cette belle écriture ronde avec des pleins et des déliés, toujours parfaitement calligraphiée, mais aussi, la qualité de leurs mots, toujours bien choisis avec bon sens, de leurs phrases, toujours bien construites, sans fautes d'orthographe, sans faute d'accord ni de grammaire. Je suis bien incapable d'en faire autant. Et pourtant, à 12 ans ils avaient quitté l'école, le certificat d'étude en poche, en étant allé en classe seulement les mois d'hiver, dans le froid et la tourmente. Peu de gens, peu de femmes auraient supporter d'endurer ce que nos mères ont eu à vivre. C'est en pensant à elles que j'arrive à trouver des mots pour parler de toutes ces choses.
Escandélia- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
Re: l'appel des cimes (suite)
Ecoute Escandélia, ma mie : si j'ai très souvent regretté de ne pas avoir fait d'études, j'ai toujours été fière de mes origines paysannes. La terre nous a vues naître, nous a nourries et quoi de plus naturel et sain d'y avoir de profondes racines ?
Invité- Invité
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