Une affaire de cœurs (ou Du fond de l’abîme)
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Une affaire de cœurs (ou Du fond de l’abîme)
Elle vous semble lisse et plate, la rue, mais non, elle plonge à la verticale, c’est un gouffre plein d’aspérités, un puits sans fond dans lequel on tombe de plus en plus bas, avec de moins en moins de chance d’en sortir. La rue, c’est ma vie, ce qui me reste de vie, c’est ma maison. La rue c’est fait pour circuler, alors je circule, le fixe n’est pas mon fort. Juste avant l’aube, un instinct de survie m’a mis debout, histoire de ne pas me retrouver avec les orteils et les doigts gelés, ou de ne pas me retrouver du tout. J’ai pris mon barda et je suis parti par les rues. A un moment j’ai senti un souffle chaud sur mes jambes, ça sortait d’un soupirail. Et quelle chance, un grand carton abandonné traînait là. Je me suis lové dedans, me tournant et retournant pour rôtir mon corps à la chaleur. Il y a longtemps que je n’avais pas connu un tel hôtel cinq étoiles. Et puis figurez-vous que ça n’était pas n’importe quel carton : un carton d’ordinateur. Quel veinard je fais, de bénéficier des dernières technologies ! Ça doit être ça qu’on appelle une « maison intelligente. » En cherchant bien je vais trouver la prise internet, l’alarme incendie, des fois que mon carton prendrait feu et le robot toiletteur qui vous fait propre comme un sou neuf sans enlever vos guenilles. Ah les choses ont bien changé depuis le coup de gueule de l’autre, l’abbé Pierre le 1er février 1954. C’est des dates qu’on retient ça. C’est qu’il aurait été content, l’abbé, de savoir que soixante ans après, les sans logis ont la possibilité de dormir dans des cartons d’ordinateur.
Pendant que je laissais mon cerveau délirer, le jour s’est levé et une délicieuse odeur vient me flatter les narines. Délicieuse et torturante pour mon ventre creux. Ça vient du soupirail, odeur de pain et de croissants, je suis devant une boulangerie. Croissez, les croissants, croissez et multipliez Alléluia ! Carton d’ordi, petit déjeuner virtuel, c’est ça le progrès !
Maintenant le soleil les passants inondent la rue. Jolies dames, beaux messieurs. Défilé ininterrompu vers la boulangerie. Ils en ressortent les yeux brulants de ferveur cartons enluminés à la main, qu’ils tiennent comme le Saint sacrement. Mais bien sûr ! On est à la mi février, c’est la Saint Valentin. Le bonhomme Valentin, ça doit être un genre de Saint Sébastien, le cœur transpercé des flèches de Cupidon. Et dans les cartons de la pâtisserie, j’imagine des cœurs en biscuits nappés de coulis de fruits rouges, répliques mièvres du cœur saignant du Christ. C’est la journée de l’Amour. Mais attention, l’amour à deux, l’amour dans sa bulle fusionnelle. Une chaumière et deux cœurs. Un peu lus peut être, d’autres plus petits, ceux des bambins, du chat, du chien, du poisson rouge. L’amour en vase clos. Pas pour moi tout ça. Pas de cœur sucré dans mon carton, juste un vieux crouton, pas ragoûtant, le détritus de ma vie détruite. Ils passent au large, les envalentinés, et leurs sourires gourmands se muent en moue de dégout à ma vue. Je ne regarde même plus ces visages dont chaque mimique d’indifférence ou de répulsion me blesse. Je m’efforce de ne voir dans ces passants que des jambes, des jambes comme les pattes des fourmis, mues par des pulsions incompréhensibles.
Tiens, une paire de jolies jambes qui se rapproche, s’avance vers moi. Qu’est-ce qui se passe ? Une belle dame qui va m’insulter pour gâcher ainsi sa fête rose bonbon ? Hé non, elle ouvre son carton, en sort l’un des deux gâteaux et me le tend avec un sourire, puis repart vers son valentin avec qui elle partagera l’autre, heureux tous deux de ce double partage.
J’ai souri moi aussi, et j’ai remercié sans honte ni arrière pensée devant cette charité spontanée venu du cœur, du vrai cœur. La bile de mes divagations éructantes de sarcasmes et d’amertume s’est tarie pour un moment.
La rue est un gouffre sans fond, mais ce matin j’ai sorti la tête. L’inconnue qui si peu que ce soit a voulu me donner une parcelle de son bonheur a réchauffé mon cœur et mon âme. Je vais trouver la force de me lever, peut être de me laver. Essayer de revivre et d’aimer à nouveau le monde et les gens.
tobermory- Kaléïd'habitué
- Humeur : Changeante
Re: Une affaire de cœurs (ou Du fond de l’abîme)
Belle idée que ce carton d'ordinateur ainsi que l'odeur virtuelle des croissants. Belle idée aussi que celle des jambes qui défilent.
"La bile de mes divagations éructantes de sarcasmes", que voilà une formule à la Bérurier ! D'ailleurs, il y a un ton globalement sarcastique dans ce texte qui le rend quelque peu irréel. L'image que j'ai de la rue serait davantage lié à la violence, à la peur et à la solitude. C'est une jungle.
"La bile de mes divagations éructantes de sarcasmes", que voilà une formule à la Bérurier ! D'ailleurs, il y a un ton globalement sarcastique dans ce texte qui le rend quelque peu irréel. L'image que j'ai de la rue serait davantage lié à la violence, à la peur et à la solitude. C'est une jungle.
Kz- Kaléïd'habitué
- Humeur : bonne
Re: Une affaire de cœurs (ou Du fond de l’abîme)
Comment as-tu fait pour te glisser si bien dans la peau de ce malheureux ? Moi je trouve ton texte plein de sensibilité, de tendresse, de dérision et d'humour aussi. Du grand Tober quoi !
Invité- Invité
Re: Une affaire de cœurs (ou Du fond de l’abîme)
"Je m’efforce de ne voir dans ces passants que des jambes, des jambes comme les pattes des fourmis, mues par des pulsions incompréhensibles."
Très belle empathie ! J'ai apprécié ton texte.
Très belle empathie ! J'ai apprécié ton texte.
Invité- Invité
Re: Une affaire de cœurs (ou Du fond de l’abîme)
J'ai beaucoup aimé ce texte tout en pudeur et en même temps très réaliste. Par petites touches tu dis les conditions de survie de ce personnage, et puis tu finis sur une notre d'espoir, infime, certes, mais qui fait que cet homme continue malgré tout. Merci beaucoup
Admin- Admin
- Humeur : Concentrée
Re: Une affaire de cœurs (ou Du fond de l’abîme)
Très, très bon texte !
... Et qui fait beaucoup pour faire toucher du doigt le vécu du SDF ...
... Et qui fait beaucoup pour faire toucher du doigt le vécu du SDF ...
catsoniou- Kaléïd'habitué
- Humeur : couci - couça
Re: Une affaire de cœurs (ou Du fond de l’abîme)
Je ne sais pas comment est l'enfer du quotidien d'un SDF, mais ton récit touche le lecteur, car on y perçoit bien ce besoin d'humanité dont on prive les plus démunis.
Escandélia- Kaléïd'habitué
- Humeur : joyeuse
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