A - Mère, Alfred et puis... moi

Ça y est. Nous y sommes. Une fois encore.

Mère ne se fatiguera donc jamais de me présenter des hommes. Elle a même fini par remplacer elle-même la duègne pour être certaine que je ne puisse tromper personne.
Presque furieuse de devoir tenir ce rôle, je n’ose imaginer sa réaction lorsque j’aurai trouvé le stratagème pour me sortir de là.

Le regard fuyant, je suis mal à l’aise. Je sais la honte que je ferai ressentir à Alfred d’être venu me rencontrer. Ce jeune homme n’a rien demandé, il suit seulement les conventions. Mais moi, je n’en suis pas là, je ne peux me résoudre à laisser le choix des autres dicter ma vie. Il n’en reste pas moins que je prends sur moi pour aller à ces rencontres. Le courage, je ne l’ai pas suffisamment trouvé pour dire « non » à Mère. Je crains encore ses réactions.

Tout cela me rend triste, et en même temps, je ne sais réellement quel choix je peux avoir. Tout en suivant les injonctions de Mère, je n’arrive pas à me résigner à « entrer dans le moule, à être comme tout le monde. » Elle, qui me rappelle si souvent à quel point je suis une fille indigne, qui fait honte à sa famille.

Mère et Alfred sont en train de tenir la conversation à eux seuls. Je n’écoute pas. Je vois la main d’Alfred qui tapote sur la table. Et je l’entends aussi ! La vitesse du bruit de ses doigts qui heurtent le meuble montre son agacement. Quant à Mère, je sens qu’elle me dévisage, qu’elle s’imagine en train de me donner le fouet. Elle aimerait tellement me rendre plus docile. La place vide de Père me rappelle à quel point il me déteste. Je crois qu’il le sait… Il ne veut pas participer à cette mascarade.

Je reste là un moment à suivre la main d’Alfred, à entendre sans écouter le son de leur voix quand le grincement des chaises me ramène vers eux. Alors je me lève à mon tour. Alfred baise la main de Mère en signe de politesse.

Puis je reçois une gifle en pleine face lorsque le seul son que je produis ressemble fortement à une éructation. Je vire sur le côté, roule au sol, théâtralise pour faire fuir cet homme dont je ne veux pas. Néanmoins, Alfred me surprend. Il se rapproche de moi, tout en m’aidant à me relever, il chuchote au creux de mon oreille : « J’ai bien compris votre jeu, laissez-moi entrer, nous avons tant de choses à nous dire. »