A. Le rêve de Gaétan fut-il fatal ?

Le rêve de Gaétan fut-il fatal ?

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—  Chaque fois que fois que je l'imagine à distance, je ne la  vois pas lisant un journal mais un livre, dont elle tourne délicatement les pages de ses doigts longs et fins, avec une élégance rare, comme si elle avait entre ses mains un des huit volumes numérotés des « Essais sur les mœurs et l'esprit des nations » de M. de Voltaire publié en 1773.

C'est ainsi que Gaétan de Ferchailles me parla pour la première fois d’Apolline du Grand Chais de Flagorneuille, cette ancêtre de sa lignée maternelle, dont il rêvait chaque nuit depuis quelque temps. Chaque nuit il s'approchait de la porte d’Apolline  dans la brume, ne  distinguait pas vraiment son ancêtre, mais la concevait tel qu'il me la décrivait.

J'avais trouvé la chose amusante, outre par sa référence historique, quand bien même je savais que Gaétan était passionné d'histoire ; mais encore comment pouvait-il rêver ainsi sur cette Apolline dont j'avais vu le portrait dans l'une de ses nombreuses propriétés, et dont le visage faisait plus penser à un cadavre proche de la décomposition, qu'à ces pin-up des années 1950, aux seins d'obus qu'il collectionnait par ailleurs.
Cela devait en dire long sur ses fantasmes et ses obsessions macabres.

Gaétan de Ferchailles est brusquement décédé il y a plusieurs mois,  dans des circonstances que  la décence m'oblige à taire. À tout péché miséricorde. Paix à son âme.
À ma grande surprise, le notaire m'informa que j'étais son exécuteur testamentaire. Je me suis donc mis à investiguer durant de longues semaines les archives de Gaétan, nombreuses et abondantes. C'était un conservateur. Il gardait tout. Je me suis livré à un tri fastidieux. Je l’ai fait consciencieusement cependant. Par respect pour sa mémoire, mais aussi parce que j'avais l'intuition que j'allais certainement découvrir je ne sais quels documents mystérieux qui feraient peut-être ma fortune ou ma notoriété.

L’abnégation, le courage et la constance sont payants. Une nuit, alors que je m'apprêtais à quitter sa vaste demeure pour rejoindre mes pénates, fatigué de m’user les yeux sur des documents sans intérêt, je tombais sur un vieux dossier qui sentait le moisi. Dans un premier temps j'eus le mouvement de le jeter directement dans un des nombreux sacs-poubelle que je remplissais consciencieusement. Tandis que j'avançais mon bras, des feuilles s'échappèrent du dossier et glissèrent sur le sol.
Une exclamation de grand étonnement sortit de ma gorge. Il s'agissait de divers plans et de dessins  d'une maison que je reconnus aussitôt. C'était la mienne. Et sur le plan du troisième niveau il y avait une marque dans l'une des pièces : une pastille à l'encre rouge surmontée d'une flèche au-dessus de laquelle il était écrit : « ICI ». Comment Gaétan disposait-il d'un plan et de dessins de ma maison, et comment se les est-il procurés  ? Et que signifiait cette marque rouge ! Qu’avait-il donc dissimulé chez moi ? Et à mon insu en plus. Et quand ? me demandais-je fébrile.

Je quittais aussitôt les lieux pour rentrer chez moi. je me suis immédiatement rendu dans la pièce en question. C'était une ancienne chambre qui depuis bien longtemps servait de débarras. Mais qu'est ce que je faisais là ? Qu'y avait-il à chercher ? Et même, est-ce qu'il y avait quelque chose à trouver ?
Évidemment, ma fatigue s'était envolée. Je décidai aussitôt d’explorer minutieusement la pièce. J'ai déplacé et fouillé les vieux meubles qui s'y trouvaient. Certains appartenaient à mes ancêtres et je n'avais jamais eu la curiosité de les inspecter. Bien m'en a pris. Je découvris des photos anciennes dont j'ignorais l'existence ainsi que des lettres d'amour dont j'ai eu de la difficulté à identifier les signataires. Cela m'a réjoui. Mais enfin Gaétan n’avait pas mentionné cette pièce pour de vieilles lettres d'amour et de vieux bibelots ! Il y avait autre chose. Mais quoi ?

J'étais pensif, regardant le sol. C'est alors que je me suis souvenu que les plans trouvés chez Gaétan faisaient état de planchers à caissons. Et s'il avait dissimulé un quelconque trésor dans ceux-ci  ? Je suis allé chercher des outils à la cave et j'ai commencé à démonter le plancher un peu au hasard. Sous les lattes apparurent les caissons, mais ils étaient désespérément vides. J'avais soulevé une dizaine de lattes. Peut-être explorer un autre endroit ? J'ai hésité. Je n'allais quand même pas démolir ce magnifique parquet de chêne certainement vieux de plus d'un siècle. Et puis il était trois heures du matin. Demain serait un autre jour. Je ferais mieux de réfléchir avant d'entreprendre quoi que ce soit d'autre. Mais j'étais trop excité pour dormir. Je commençais donc à soulever une à une les lames du parquet. Il me fallait de temps à autre déplacer les meubles à mesure que je progressais. Ils tenaient bringuebalant sur les caissons dénudés. L’un d’eux, fragile, s’est fracturé.

Les recherches étant vaines, je m'excitais, m'énervais, commençant à démolir les lattes de ce merveilleux parquet en les brisant de rage. Je ne trouvais rien. Au petit matin, la pièce était quasiment démolie…

Le lendemain, pensant qu'il y avait une erreur d'étage sur le plan, j'attaquais la pièce juste au-dessous à l'étage inférieur. Mon bureau.  C'était un parquet à caissons comparables. J'ai mis tous mes dossiers dans le couloir un peu n'importe comment. Et j’ai commencé à démonter le parquet latte par latte. Cela me prit une bonne partie de la journée, mais toujours rien.
J’enrageais ! Il est évident que Gaétan de Ferchailles avait connaissance d'un secret de grande valeur dissimulé dans mon habitation. Qui sait s'il ne l'avait pas caché là, compte tenu de sa vie bizarre et débridée.  En effet, chez lui, bon nombre de gens louches, drogués et magouilleurs de toutes sortes, n'arrêtaient pas de défiler.

Dans les jours qui suivirent, toutes les pièces de ma maison y passèrent. En vain. J’étais à la fois excité, épuisé, déçu, et même au bord du désespoir. Je ne réalisais qu'à peine l'état lamentable dans lequel j'avais mis mon habitation. Il y en aurait pour des milliers d'euros de réparation. Je n'avais même pas les moyens.

C’est alors que je suis retourné dans la maison de Gaëtan de Ferchailles où j'avais laissé bêtement les plans en  question. Je me mis à les examiner de plus près. En me livrant à une exploration plus minutieuse du dossier je finis pas prendre conscience  que j'avais commis une erreur. Une grave erreur. Une erreur qui allait véritablement me coûter cher.
Ce n’était pas ma maison représentée sur les plans ! Évidemment, elle ressemblait, mais la mienne avait un étage de plus. Et puis la porte d'entrée n'était pas aussi large.

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Bon, puisque vous y tenez....
Voici la fin de l'histoire
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Ce n’était pas ma maison représentée sur les plans !

Quelle était donc cette maison ? Je repris l’explorations des centaines de documents encore inexploités par mes soins. J’y passai plusieurs jours et  plusieurs nuits. En vain…
Cependant une semaine plus tard je me souvins  d’une bâtisse dont Gaétan me parla un jour, qu’il possédait dans le Périgord Noir et acquise dans des conditions douteuses. En tant qu’exécuteur testamentaire, je disposais de l'adresse exacte. Je n’avais pas eu jusque-là l'intention de m'y rendre. Elle n'avait jamais été vraiment habitée. Le notaire ne cherchait guère à la vendre. Dès le lendemain je pris la route pour le Périgord, sans oublier d'emporter les plans avec le fameux point rouge mystérieux.

Je découvris une sorte de manoir du XVIIIe siècle, qui effectivement ressemblait étrangement à ma propriété. Je comprenais mieux la confusion que j'avais faite. La bâtisse était presque vide, seuls traînaient quelques meubles délabrés. Cela sentait le renfermé et la poussière me fit tousser. Je montai prudemment à l'étage mentionné sur le plan et repérai sans me tromper la pièce au point rouge surmonté du mot « ici». Une salle carrée avec une grande cheminée flanquée de deux énormes chandeliers, sur le mur opposé un lit à baldaquin avec un vieux matelas très sale et repoussant. L'endroit était sinistre.

Que  intérêt y avait-il  de commencer à fouiller, et faire la même chose que j'avais eu le malheur de pratiquer  chez moi avec mes parquets ?  Cela faisait des semaines et des semaines que je perdais mon temps avec cette succession. Qu'est-ce que cela m'avait rapporté ? Rien de rien ! Au contraire non seulement j'avais accordé une importance à  ces plans qui probablement ne signifiait rien, mais encore par ma stupide cupidité ma maison se retrouvait dans un état de délabrement lamentable. j’étais incapable de réparer moi-même et  pas non plus les moyens d'en appeler à une quelconque entreprise. Et ne parlons même pas de mon compte en banque flirtant avec le rouge en permanence.

La mine défaite et l'œil triste, je parcourus cependant cette maison aussi délabrée que mon esprit. Ce n'est qu'en revenant dans la pièce au lit à baldaquin que j'aperçus dans le coin le plus sombre, un meuble recouvert d'un tissu noir qui laissait apparaître cependant les pieds magnifiques de ce qui devait être certainement un meuble secrétaire. J'enlevai le drap. Et là un immense sourire fendit ma bouche et  aussitôt éclaira certainement toute la pièce. Je découvrais à ma grande surprise un magnifique bureau à cylindre en marqueterie et ornementations de laiton. Le cylindre représentait une scène japonisante à l’élégance rafinée.
Ce n'est pas pour me vanter mais j'avais quelques connaissances en matière d'ébénisterie ancienne que je tenais d'un grand-oncle, expert en la matière. C’était trop évident : il s'agissait d’un Bureau à cylindre du célèbre ébéniste du XVIIIe siècle,  David ROENTGEN.

J’avais devant mes yeux une petite fortune ! D'autant que personne n’avait visité officiellement cette vieille bicoque de la succession de l'ami Gaétan. Pas même le notaire.
il y avait une clé glissée dans la serrure du tiroir. J'ai actionné celle-ci, mais le mécanisme d'ouverture semblait grippé. Je forçais dans tous les sens, quoi que assez délicatement pour ne rien abîmer. Le tiroir finit par s'ouvrir. mais pas le tiroir central où se situait la serrure, mais les deux coffres latéraux sous les pieds du secrétaire s'ouvrirent comme deux énormes tiroirs, doubles qui plus est. Mince ! C'était un secrétaire à secrets ! En manoeuvrant  la clé dans tous les sens j’avais sans le vouloir déclenché le mécanisme d’ouverture.
Dans les coffres je découvris de vieux manuscrits. Restait à savoir de quoi il s'agissait.

Quelques jours plus tard, après avoir loué une camionnette pour rapatrier le meuble, j'ai examiné attentivement les manuscrits à la loupe, tranquillement chez moi. À force de recherche j’acquis la conviction que j'étais en présence de manuscrits de Voltaire et plus précisément de pages  des « essais sur les mœurs et l'esprit des nations ». Je me souviens alors des rêves que me racontait Gaétan de Ferchailles, prétextant rêver ainsi de son ancêtre Apolline. Ainsi donc c'était une manière subliminale de me parler de ces manuscrits ? De m'avouer à demi-mots qu'il possédait des extraits de cette œuvre de la main même de Monsieur de Voltaire.

Mais qu'importe ! J'avais décroché le gros lot !
Pensez donc ! Un meuble d'époque qui vaut une petite fortune, et des manuscrits originaux qui en valent une autre.
Je me voyais déjà avec une maison entièrement remise à neuf je me demandais même si je n'allais pas faire poser des parquets neufs recouverts d’une couche d'or ! Et le tête de mon banquier quand je débarquerai avec la somme rondelette des ventes !

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Voyez-vous, mon cher maître, vous qui avez accepté d'assurer ma défense, je sais que j'aurais dû en parler aux autorités officielles. D'autant que je suis par nature un honnête homme. D'autant que j'étais de bonne foi. D’autant que j'ignorais bien entendu que le meuble avait été volé par les gardiens mêmes du château où il faisait la joie les visiteurs. D'autant que les manuscrits de Voltaire étaient des faux et se négociaient sous le manteau dans le cadre d’une vaste escroquerie internationale. D'autant que le juge d'instruction n'a pas cru mon histoire de rêve de Gaétan, mais a plutôt considéré que j'étais son complice, alors qu'il n'en était rien. D'autant que vous avez pris en honoraires les nombreuses pièces d'or qui étaient au fond du tiroir secret et dont je n'avais évidemment parlé à personne. D'autant, mon cher Maître, que vous êtes vous-même complice de ce détournement de Louis d'or, mais passons… D’autant que mon banquier me poursuit pour que soit comblé mon découvert quasi abysal. D’autant que ma maison et mise en vente aux enchères à cet effet. D'autant qu'évidemment elle partira pour une bouchée de pain puisqu'elle fut démolie par mes soins…

Il n'y aura jamais eu qu'un homme qui fit preuve de compassion à mon égard : ce fut le notaire. Par pitié sans doute mais surtout parce que le tableau ne valait rien, je reçus en don le portrait d’Apolline du Grand Chais de Flagorneuille, vous savez, ce portrait où son visage faisait penser à un cadavre proche de la décomposition.