A - Après la sieste

Il a laissé son chapeau de paille sur le guéridon près de l’entrée, avec sa pipe et son mouchoir de coton blanc.

Il avait fait la sieste au pied du sapin, le chapeau posé sur ses yeux et la pipe accrochée à ses lèvres. Le soleil tapait encore fort dans le jardin. Entre quatorze heures et seize heures, il ne fallait pas le déranger. Il s’installait sur la chaise longue, un livre à la main. De la cuisine, je l’entendais tourner les pages une à une. Lorsque le silence s’installait, très vite remplacé par le chant des oiseaux, c’est que le livre lui était tombé des mains et qu’il s’était endormi. 

Je ne sais pas comment il se débrouillait pour se reposer tout en gardant sa pipe bien en place. À croire qu’il la collait à son palais pour ne pas qu’elle se fasse la malle durant son sommeil !

Souvent c’était le chien qui allait le réveiller en lui léchant les doigts. Toujours à la même heure, à seize heures. Nous ne l’avions pas dressé pour, pourtant le chien savait que c’était le moment. Il s’approchait, poussait la main inerte du museau et lui léchait les doigts. En langage chien cela voulait dire :

- C’est l’heure du goûter !

Alors il s’étirait, refermait le livre tombé à terre et après avoir donné une caresse au chien, il rentrait dans la cuisine en clignant des yeux pour s’habituer à la pénombre des lieux. Il posait son chapeau et sa pipe sur le guéridon, rangeait le livre sur l’étagère du salon et s’installait à table. Je lui présentais un verre de cidre bien frais. Il se coupait un morceau de pain et le mangeait avec quatre carrés de chocolat, au lait, c’était son préféré. Il se resservait un verre de cidre puis d’un revers de main regroupait les miettes tombées sur la toile cirée et les ramassait pour les jeter par la fenêtre grande ouverte.

- Je vais faire un tour.

C’est ce qu’il m’a dit ce jour-là. C’est ce qu’il faisait tous les jours après la sieste. J’ai pris deux carottes dans le frigo, je les ai glissées dans la poche de sa veste.

- Pour les ânes du Pierrot, bonne promenade.

C’est ce que je faisais tous les jours. Je connaissais son trajet par cœur, il revenait toujours par le champ du Pierrot et passait quelques minutes à caresser les ânes. Il m’a souri et il est sorti, le chien sur ses talons.
Le chapeau de paille est resté sur le guéridon près de l’entrée, à côté de sa pipe et de son mouchoir blanc. 

C’est à l’heure du souper que je me suis inquiétée. À sept heures tapantes il s’installe à la table de la cuisine où l’attend une assiette de soupe bien chaude. Il était sept heures passées de quinze minutes. Il aurait pu trouver le Pierrot dans son champ, discuter avec lui un bon moment et oublier l’heure. Mais il disait toujours que l’heure de la soupe c’était sacrée et quelle que soit la saison, elle était toujours servie à la même heure et il aimait la manger chaude. 

Le chien non plus n’était pas rentré ! Je suis partie en courant vers le champ du Pierrot, j’ai laissé la porte grande ouverte, la soupe fumante sur la table et le chat effrayé par mes cris. 

Je l’ai trouvé assis contre le châtaignier, à l’entrée du champ. Il avait les yeux fermés, la tête légèrement renversée en arrière. On aurait dit qu’il s'était endormi en observant la branche sur laquelle il avait vu la veille un écureuil faire des pirouettes. Il souriait. Le chien était couché à ses côtés, le museau reposant sur sa cuisse droite. 

Je me suis approchée doucement pour ne pas l’effrayer. Je voulais le réveiller en douceur. Je me suis agenouillée devant lui et c’est là que j’ai compris qu’il était parti pour de bon. 

J’ai pris son visage entre mes mains et entre deux sanglots j’ai murmuré :

- Tu as encore oublié ton chapeau de paille papa.