Toute puissante

Il y a encore très peu de temps, j’étais toute puissante.

Dès le premier vagissement, de jour, comme de nuit, Elle, quelquefois Lui, quelquefois Elle et Lui, accouraient pour satisfaire le moindre de mes besoin, le moindres de mes caprices.
Elle et Lui sont mes parents, et, en très peu de temps, je leur avais appris à anticiper ma désapprobation qui se manifestait de façon tonitruante : je plissais d’abord les yeux, puis gonflais les joues, avant d’expulser une série de hurlements, étonnamment puissants compte tenu de mon jeune âge.
Dès que j’amorçais cette mimique, c’était imparable, Elle s’exclamait : « Attention, bébé va crier. Bébé a faim, dépêche-toi d’apporter le biberon !» ou « Bébé est mouillée, il faut la changer, vite, elle va crier ! »

D’autres adultes gravitaient en orbite autour de moi, c’était mes grands parents paternels, Lèvres Peintes et Joues-qui-piquent avaient aussi rapidement appris la signification de mes grimaces. Lèvres-peintes trouvait cela a-do-ra-ble ! « Bébé a déjà du caractère, disait-elle. Ella saura ce qu’elle voudra, quand elle sera grande ! » Ce à quoi, Joues-qui-piquent répliquait, en grommelant dans sa barbe, « Une belle emmerdeuse, oui ! Comme sa mère ! »
Gonfler mes joues était devenu un jeu, une sorte de sésame pour obtenir une satisfaction immédiate de mes désirs. Pour éviter mes cris hors du commun, Elle et Lui étaient prêts à tout.

Un beau jour, je quittai le cocon familial pour intégrer un endroit où je me retrouvais au milieu d’Eux ! Eux, qui, je le compris rapidement, aux cris qui s’échappaient des landaus et autres couffins, incarnaient aussi la toute puissance. Un pâle substitut d’Elle, courait de l’un à l’autre, n’ayant aucun moyen de satisfaire tout le monde, autre qu’un « Chut ! Chuuuuuuuuuuttttt , dérisoire. J’en profitais pour joindre ma voix au chœur ambiant. Ce fut vraiment une période riche en vocalises de toutes sortes et je me pris à beaucoup aimer la crèche.
Le temps passa. Avec Eux, j’appris des choses nouvelles, mais plisser les yeux et gonfler les joues continuait à très bien fonctionner auprès des adultes et j’en usais et abusais avec brio.

Et puis, un soir, alors que je me trouvais seule avec Lui, estimant qu’il m’abandonnait un peu trop pour un idiot de journal, je profitais d’un moment où il jetait un coup d’œil dans ma direction pour entamer ma mimique favorite. Sa réaction me cloua sur place avant que je puisse ouvrir la bouche : « Ah, non ! STOP ! Arrête immédiatement ces grimaces ! Tu n’es plus un bébé pour crier de la sorte ! » Cela dit d’un TON qui me fit comprendre que la Puissance venait de changer de camp…

Je me le suis tenu pour dit. Je ne gonfle plus mes joues que pour imiter le vent… C’est sûrement cela grandir.